Alors que la France continue d’être « gouvernée par le chaos » et vers le chaos, il est opportun de revenir sur les événements et les forces qui déstabilisèrent la France en mai 1968.
Une séquence historique qui s’apparentait à une pré-révolution colorée tant dans sa méthodologie que par ses conséquences politiques. Une période politique charnière marquée par le soulèvement d’une partie de la société civile (surtout la jeunesse) instrumentalisée par des intérêts étrangers. Intérêts qui percevaient le redressement politique effectué par le général de Gaulle comme une menace pour l’ordre international qui se mettait alors en place.
À notre époque où la plupart des personnalités politiques souverainistes se réclament du général de Gaulle, il est important de bien comprendre quelles furent les forces qui déstabilisèrent la France à l’époque. Forces toujours actives de nos jours dans la déconstruction et la soumission de la nation.
Mai 68, une pré-révolution de couleur contre la France gaullienne
Le 14 mai 1968, Georges Pompidou à l’époque Premier ministre déclarait devant l’Assemblée nationale que parmi les étudiants se trouvaient aussi « (…) des individus déterminés, munis de moyens financiers importants, d’un matériel adapté aux combats de rue, dépendant à l’évidence d’une organisation internationale et dont je ne crois pas m’aventurer en pensant qu’elle vise, non seulement à créer la subversion dans les pays occidentaux, mais à troubler Paris au moment même où notre capitale est devenue le rendez-vous de la paix en Extrême‑Orient (NDA : guerre du Vietnam). Nous aurons à nous préoccuper de cette organisation, pour veiller à ce qu’elle ne puisse nuire ni à la nation ni à la République » [1].
Qu’entendait donc par une « organisation internationale » le futur président de la République ? D’autres membres haut placés du gouvernement formulèrent eux aussi l’idée que derrière l’agitation estudiantine agissaient des forces plus conséquentes qui avaient un intérêt stratégique à déstabiliser l’État français. Ainsi le ministre de l’Économie et des Finances Michel Debré, qui déclarera dans ses mémoires : « Sur cette ébullition a coulé l’argent de l’étranger, notamment chinois, destiné avant tout à faire pièce aux mouvements soutenus par les Russes. Il y avait aussi les constantes intrigues israéliennes habilement montées dans le but d’affaiblir le Général condamné depuis la conférence de presse où il avait pris parti contre la politique d’Israël. » [2]
De l’autre côté des barricades citons ici l’écrivain Morgan Sportès, à l’époque militant maoïste, qui éclaire lui aussi les coulisses de cette véritable révolution de couleur anti-gaulliste que fut Mai 68 : « Ce dont le sympathique et, dans une certaine mesure, naïf Cohn-Bendit ne se vante pas, c’est que depuis mars 68, il était suivi pas à pas par Paris-Match et RTL, entre autres, qui l’ont transformé en "star révolutionnaire". Reportage-photos sur Cohn-Bendit dans sa cuisine, se préparant un café ; ou faisant joujou avec les enfants de son frère ; ou bien, comble de l’ironie, cliché en double-page le montrant en blouson, portant une valise de "bolchevique errant", devant la porte de Brandebourg, avec en légende : "Et maintenant il part prêcher l’anarchie dans toute l’Europe." Cela, je le dis bien, dans Match, feuille de choux "gauchiste" s’il en est !!! C’est dans la voiture de Match, une ID 19, que Cohn-Bendit a quitté la France au milieu de Mai 68, c’est dans la voiture de Match qu’il y est entré à nouveau : ses cheveux roux teints en noir. De la commedia dell’arte ! » [3]
Surtout, Sportès évoque l’époque où Cohn-Bendit se vantait d’avoir été approché par la CIA : « En juin 68 Cohn-Bendit déclare à Hervé Bourges : "Il semble que la CIA se soit intéressée à nous ces derniers temps : certains journaux et associations américaines, filiales et intermédiaires de la CIA, nous ont proposé des sommes importantes ; inutile de vous dire l’accueil que nous leur avons fait…" » [4]
Pour l’historien et journaliste Éric Branca, cette influence souterraine de la CIA fut bien réelle et prit la forme de manipulations de l’opinion publique qui rappellent les méthodes employées par les révolutions de couleur de nos jours sur d’autres théâtres d’opération : « L’exemple le plus frappant est la rumeur, mise au point en 1966 par des officines de communication liées au département d’État, selon laquelle de Gaulle n’allait pas se contenter de renvoyer chez eux les GI’s présents sur notre territoire, mais qu’il s’apprêtait à ordonner le rapatriement des corps de soldats américains tombés en 1944 pour la libération de la France ! L’image terrible de ces Français déterreurs de cadavres annonce le mensonge, tout aussi monstrueux, forgé en 1991 par des officines analogues, pour discréditer Saddam Hussein dont les soldats débranchaient, soi-disant, les couveuses des nouveaux-nés de Koweït City… » [5]
Pour comprendre pourquoi la subversion freudo-marxiste [6] et l’État profond « américain » convergeaient en Mai 68 afin de déstabiliser le régime du général de Gaulle il faut rappeler le contexte géopolitique du moment mais aussi l’œuvre politique accomplie par de Gaulle à l’époque. Le général de Gaulle positionne alors la France comme puissance d’équilibre entre les trois grandes forces géopolitiques de l’époque : 1/ USA/OTAN ; 2/ URSS/pacte de Varsovie, 3/ mouvement des non-alignés (qui regroupait les pays qui refusaient le bipolarisme géopolitique Occident/Socialisme).
Dans le cadre de cette politique non-alignée, de Gaulle se confronte aussi directement à l’euromondialisme incarné à l’époque par des personnalités comme Jean Monnet. De Gaulle n’est pas anti-européen mais il a une vision de l’Europe qui n’est pas supranationale et, surtout, il s’agit d’une Europe qui a une limite géographique et une cohérence historique. Deux visions de l’Europe se confrontent alors : une vision nationale de l’Europe que défend de Gaulle et une vision supranationale et « euromondialiste », celle de Jean Monnet et plus généralement de la technocratie et de la finance internationaliste. C’est aussi l’époque où la France, désormais puissance nucléaire, se propose d’incarner une troisième voie entre capitalisme et communisme, cela même dans le domaine économique. Ainsi, par exemple, en août 1967, quand le gouvernement français légiférait sur l’intéressement des salariés aux bénéfices de l’entreprise : « La participation des salariés aux fruits de l’expansion devenait obligatoire dans les entreprises de plus de 100 salariés. » [7]
C’est surtout une période de tension internationale majeure avec la guerre des Six Jours (1967), crise durant laquelle de Gaulle dénoncera l’attitude expansionniste d’Israël et tiendra sa célèbre conférence de presse durant laquelle il parlera des Juifs comme « un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » [8]. Citation qui lui vaudra de nombreuses attaques, y compris de la part de personnalités conservatrices comme Raymond Aron qui écrira un livre entier sur cette question intitulé : De Gaulle, Israël et les Juifs [9]. Livre dans lequel il commente ainsi le discours de Gaulle : « Le général de Gaulle a, sciemment, volontairement, ouvert une nouvelle période de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme. Tout redevient possible. » [10]
Un essai dans lequel la dénonciation d’un antisémitisme gaullien sert de fil conducteur aux propos fort peu modérés du grand stratégiste adepte du réalisme politique et qui tranchent avec son style habituel : « Pourquoi le général de Gaulle a-t-il solennellement réhabilité l’antisémitisme ? Afin de se donner le plaisir du scandale ? Pour punir les Israéliens de leur désobéissance et les juifs de leur antigaullisme occasionnel ? Pour interdire solennellement toute velléité de double allégeance ? Pour vendre quelques Mirage de plus aux pays arabes ? Visait-il les États-Unis en frappant les juifs ? […] » [11]
Des positions qui pourraient aussi s’expliquer par le rôle que jouait Raymond Aron en tant que relais des intérêts stratégiques atlantistes en Europe, notamment au sein du Congrès international pour la liberté de la culture (CILC) fondé à Berlin-Ouest en 1950 et qui avait son siège à Paris. Une organisation politico-culturelle qui visait à contrer l’influence du bloc communiste sur la culture et le débat d’idées et qui était financé par la CIA. [12]
Rappelons à ce sujet que, jusque dans les années 60, la France avait été un soutien indéfectible de l’État sioniste, l’appuyant à des moments clefs de son histoire comme lors de la crise de Suez en 1956 face à l’Égypte nationaliste de Gamal Abdel Nasser ou encore comme soutien technique clandestin au projet israélien d’arme atomique. Une coopération nucléaire que stoppera le général de Gaulle afin de réorienter la politique étrangère de la France vers un rééquilibrage entre les différents pôles de puissance de l’époque.
La France, rescapée de la débâcle de 1940 et de la Seconde Guerre mondiale, en crise politique récurrente sous la IVe République, tentait maintenant sous de Gaulle d’élaborer une politique de puissance basée sur la dissuasion nucléaire, le réalisme politique (par exemple en considérant la Russie et la Chine sur le temps long, au-delà de leurs systèmes idéologiques réciproques) ; une politique marquée par un refus de la bipolarité hérité du système de Yalta (où la France ne fut pas conviée) et surtout par le renforcement des institutions internes de la France. Malgré l’abandon tragique des pieds-noirs et des harkis qui en reste la tâche principale, la Ve République telle qu’était en train de l’élaborer Charles de Gaulle constituait une forme de troisième voie française et de restauration nationale menée par le légalisme et l’intelligence politique.
Cette France-là posait un sérieux problème à l’hégémonie américaine sur l’Occident, de plus la politique gaullienne d’équilibre au Moyen-Orient constituait un frein à l’expansionnisme d’Israël. L’État national-gaulliste constituait dès lors un régime politique antagoniste qu’il s’agissait de déstabiliser par tous les moyens possibles. Pourtant, dans ce contexte de plein emploi et de croissance économique de la fin des années 60, comment attaquer, voire abattre un adversaire solide et théoriquement de son propre camp ? Qui plus est un allié ayant reçu la légitimité historique de la « croisade des démocraties » contre le fascisme grâce au gaullisme de guerre. C’est là que vont rentrer en jeux de nouvelles façons d’affaiblir un État, de nouvelles « technologies politiques » encore balbutiantes à l’époque mais qui seront ensuite systématisées avec l’efficacité qu’on leur connaît de nos jours.
Comme par exemple l’utilisation d’une contestation étudiante pilotée et encadrée par des acteurs politiques liés à l’étranger par leurs intérêts, voire par leur origine.
Le judaïsme politique d’extrême gauche et la société ouverte
J’ai déjà évoqué dans mon étude la figure d’Aryeh Neier, président de l’Open Society Foundations et directeur exécutif de Human Rights Watch (HRW) de 1993 à 2012. Aryeh Neier fut auparavant l’un des créateurs du groupe Students for a Democratic Society (SDS), l’organisation étudiante américaine la plus importante parmi les groupes de l’extrême gauche radicale américaine des années 60. Son trajet est à bien des égards significatif et représentatif de toute une génération de meneurs politiques de la gauche étudiante qui allaient progressivement monter dans l’échelle sociale et passer de l’action directe et de la contestation radicale à une action politique et une influence de bien plus grande envergure au sein d’organisations non gouvernementales ou d’institutions politiques plus classiques. Ce sera en France le cas de la plupart des meneurs les plus médiatiques de Mai 68 passés « du col Mao au Rotary » selon le titre du livre de Guy Hocquenghem qui y rappelle que : « Ce n’est pas la droite, c’est le gauchisme qui a tué le communisme, et discrédité la gauche pendant 10 ans après Mai 68, par un long travail de sape. » [13] Comme aux États-Unis, les meneurs du Mai 68 français allaient connaître des carrières à succès dans les domaines politiques (Daniel Cohn-Bendit), intellectuel (Alain Finkielkraut), médiatique (Serge July) ou dans celui de l’ingérence humanitaire à spectacle type Soros (Bernard Kouchner). Là encore, comme aux États-Unis à la même époque, les leaders français de Mai 68 devenus hommes d’influence de la société ouverte étaient pour beaucoup d’entre eux d’origine juive. Parmi ceux-ci on citera le plus emblématique d’entre eux : Daniel Cohn-Bendit, mais aussi Alain Geismar, « secrétaire général du SNE sup, puis membre actif de la gauche prolétarienne » [14] ; Henri Weber, futur cadre du parti socialiste (décédé récemment du coronavirus), il fondera avec Alain Krivine le mouvement trotskiste de la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire), ancêtre de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire) et du futur NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) ; Robert Linhardt, « chef de l’UJCML (Union de la jeunesse communiste marxiste-léniniste) » [15] ; Benny Lévy, figure centrale du maoïsme en France sous le pseudonyme de Pierre Victor, « chef de la gauche prolétarienne, cofondateur de Libération et secrétaire particulier de Jean-Paul Sartre » qui passera selon l’expression de son biographe de « Mao à Moïse » [16], mais aussi entre autres « André Glucksmann, Bernard Kouchner, Alain Finkielkraut » [17].
Comme l’explique le consultant en stratégie et animateur du blog communautaire Le Monde juif, cette forte présence juive parmi les cadres de la gauche radicale pose question : « La question méritée d’être posée. Y aurait-il eu un Mai 68 sans les juifs ? Ou adressée différemment : qu’est-ce qui a fait que les Juifs se sont engouffrés dans ce mouvement ? Y aurait-il un rapport avec 1917 où il est désormais établi par les historiens que la proportion de juifs chez les révolutionnaires bolchéviques est largement supérieure à une hypothétique normale statistique ? » [18]
Pour l’animateur de ce site très informé sur les questions relatives à l’histoire et à l’actualité de sa communauté, cet engagement révolutionnaire est un trait saillant de l’histoire juive contemporaine : « Lors de la révolution russe, le Rav Moshe Shapira (futur Roch Yechiva de la Yechiva de Beer Yaakov en Israël, à ne pas confondre avec son homonyme, futur maître de Benny Lévy à Jérusalem) racontait que certains jours, les centres d’études de Vilna se vidaient complètement. Qu’il n’y avait plus d’élèves. Ces jours, c’est lorsque Trotsky (ou Lev Davidovitch Bronstein) venait à Vilna parler de révolution. » [19]
Au-delà des diverses raisons sociologiques de cet engagement de groupe, l’auteur évoque aussi le messianisme juif comme une raison possible de cette omniprésence de militants juifs au sein des mouvements révolutionnaires : « Une première piste se dessine : les juifs auraient succombé parce qu’ils seraient intrinsèquement, culturellement (ce qui revient au même diront certains) révolutionnaires. Qu’ils ne se satisfont pas d’une situation acquise, bloquée ou stagnante. Que la notion de progrès est inscrite explicitement dans le message juif, que ce soit à travers les notions de Tikoun (réparation du monde), de Hidouch (innovation perpétuelle dans l’interprétation des textes et du monde) ou encore de messianisme (dont la traduction en hébreu ne renvoie à aucun concept véritablement traditionnel, sinon celui de Gueoula mais qui signifie délivrance et ne peut être assimilé totalement à l’espérance messianique). Qu’ils sont fidèles à une certaine tradition prophétique systématiquement opposée au pouvoir en place : qu’on se souvienne de Samuel face au roi Saül, de Nathan face au roi David ou bien après de Chamaï face à Hérode. » [20]
Une matrice religieuse du globalisme que nous avons déjà traité dans un chapitre précédent de notre étude sur les philosophies politiques de la « société ouverte » en abordant les travaux du chercheur juif Michael Löwy, un spécialiste du messianisme politique et de la mystique de la fin de l’État dans le judaïsme. Michael Löwy y démontre les liens qui unissent l’utopie cosmocratique avec certaines récurrences religieuses archaïques issues du judaïsme chez des auteurs et des militants que l’on n’imaginerait pas être des personnalités religieuses au sens que ce terme recouvre dans l’acception commune. Un état d’esprit qu’il décrit comme « utopique/millénariste moderne ».
En 1988, à l’occasion du vingtième anniversaire de Mai 68, ce sera le journal Le Monde qui publiera un article intitulé « Le mouvement de Mai 68 fut-il une "révolution juive" ? » [21]. Dans le même esprit, Daniel Cohn-Bendit (lui-même issu d’une famille juive) expliquait déjà en 1975 dans Le Grand Bazar : « Les juifs représenteraient une majorité non négligeable, si ce n’est la grande majorité des militants. » [22] En fait plus que de l’ensemble des militants il s’agissait surtout des cadres et leaders des mouvements étudiants à être issus de la communauté juive et principalement de la communauté ashkénaze [23].
D’autres vétérans politiques de cette époque ont à leur tour évoqué cette question. Par exemple le documentariste Jacques Tarnero, chercheur à la Cité des sciences et de l’industrie, spécialisé dans l’étude du racisme, de l’antisémitisme et l’islam. Jacques Tarnero fut aussi « membre du Mouvement du 22-Mars, en 1968, à la faculté de Nanterre. Il a également été président de la Commission d’études politiques du CRIF – Conseil représentatif des institutions juives de France ». [24]
Voici comment il décrit le contexte de l’époque : « À Nanterre, beaucoup de leaders étudiants d’extrême gauche étaient juifs, enfants de déportés, de communistes, résistants, FTP, MOI parfois. Dans les groupes trotskistes de la JCR, la dominante était très nettement ashkénaze sans que cette appartenance n’ait eu à l’époque une quelconque importance. Quelques blagues juives circulaient mais les identités d’origine avaient peu d’importance par rapport à ce qui les transcendait : faire la Révolution. » [25]
Mais la guerre des Six Jours allait réveiller les identités en sommeil et chasser les nuées évanescentes de l’idéalisme internationaliste abstrait : « Quand brutalement, en mai 67, le colonel Nasser fait monter la tension en interdisant le canal de Suez aux Israéliens et en leur fermant le détroit de Tiran, c’est une déclaration de guerre non dite qui fut faite. Le raïs ne jouissait pas d’un très grand capital de sympathie dans l’Hexagone qui avait la mémoire du soutien égyptien au FLN. Au foyer de la cité universitaire je restais collé à la télévision, voir les foules arabes de l’Atlantique au golfe persique, communier dans le même désir de destruction de l’État juif. Les étudiants arabes affichaient leurs sympathies symétriquement opposées. Beaucoup d’entre eux étaient des copains proches. On se mit à se regarder avec méfiance et hostilité. Le manichéisme simplificateur des gauchistes faisait de la cause arabe la cause juste tandis qu’Israël était supposé être dans le mauvais camp, du côté impérialiste. » [26]
La menace de submersion de l’État juif par la coalition arabe allait dès lors catalyser la jeunesse juive de France et pousser une partie de celle-ci à partir en Israël pour participer à l’effort de guerre : « La perception de la menace devint intense quand s’est affirmé l’encerclement d’Israël par la coalition arabe. Je ne me supportais pas restant à Paris. L’idée d’une menace radicale sur Israël était une douleur constante, inimaginable. Je me disais que je ne pourrais rester en vie si Israël venait à être détruit. J’allais m’inscrire à l’Agence juive pour partir en Israël. Je n’étais pas seul, beaucoup d’étudiants de Nanterre-la-rouge firent le même voyage. Je me souviens d’une foule disparate qui parfois exprimait d’autres sentiments que celui de la solidarité. Certains voulaient surtout aller casser de l’Arabe. Des milliers de jeunes, juifs et non-juifs partirent d’Europe, des États-Unis, d’Amérique latine, l’été 67, aider l’État juif, travailler dans les kibboutz pour remplacer les soldats restés au front. » [27]
Une expérience que l’auteur nous décrit comme une étape existentielle, quasiment une initiation et le passage d’un état à un autre sous la forme d’une véritable anamnèse identitaire :
« Je réussis à partir le dernier jour de la guerre, le 12 juin 67 comme « mitnadev », volontaire, avec deux autres garçons de la cité universitaire dans le dernier avion autorisé à partir car de Gaulle avait décrété l’embargo sur les vols. J’arrivais en fin de journée à Lod, l’aérodrome situé à côté de Tel-Aviv. C’était mon premier séjour en Israël. Je savourais cette première respiration. L’air d’Israël m’était familier. Il faisait nuit et la chaleur était moite. Je retrouvais des scènes à peine évacuées de ma mémoire : les soldats en armes, des voitures blindées garées sur la piste, les phares peints en bleu. Il faisait chaud dans le hangar où des femmes vinrent nous servir à boire des jus de fruits, un peu comme si nous étions des rescapés alors que c’était nous qui venions à leur apporter de l’aide. Ce renversement des rôles me surprit mais la fraternité de cet accueil était d’un réconfort extrême. J’étais affecté au kibboutz Beth Keshet en haute Galilée. Les collines de Galilée me rappelaient des paysages d’Afrique du Nord. Des pins, des lauriers roses et une incroyable odeur de maquis. Israël m’était spontanément intime, par la chaleur, la lumière, le cosmopolitisme, les hommes en chemise blanche, sans cravates, les couleurs, les odeurs, les palmiers, les oliviers, les senteurs de jasmin, les soldats en armes, les arabes à Jérusalem, les chars d’assaut que l’on croisait sur les routes. Je retrouvais une appartenance, une évidence. Je retrouvais un "chez moi" évident, immédiat et déjà connu. […] Laïc, agnostique, athée, je ne sais toujours pas, j’étais submergé par l’émotion en voyant puis en touchant le Mur. Qu’est-ce que je retrouvais ? Une identité dissimulée, une mémoire exhumée ? Était-ce idolâtre de savourer l’instant de cette rencontre entre ces pierres inanimées et l’âme qui s’en dégageait ? Je chantais l’Hatikva et je pleurais en fredonnant la, la, la, la-la, ne connaissant pas les paroles en hébreu. Je ne trouve pas dans mes souvenirs, avoir éprouvé d’émotion politique aussi intense. » [28]
En 1967, une partie de cette jeunesse juive de gauche qui se soulèverait un an plus tard contre le patriarcat et l’autoritarisme gaulliste allait ainsi communier et se régénérer aux sources de son identité pérenne plusieurs fois millénaire et connaître l’effervescence d’un romantisme guerrier autrement plus galvanisant que la seule contestation étudiante.
Ainsi, comme nous l’avons déjà vu [29], que ce soient les théoriciens de la déconstruction occidentale comme les membres de l’École de Francfort, par exemple : Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, Walter Benjamin, Henryk Grossmann, Leo Löwenthal, Siegfried Kracauer, Erich Fromm, Friedrich Pollock, Franz Leopold Neumann ; certaines des figures les plus importantes de l’Open Society comme George Soros ou Aryeh Neier ; ou encore les principaux meneurs politiques de Mai 68, de nombreux théoriciens, leaders d’opinion et hommes d’influence juifs ont dans leur héritage familial cette forme de messianisme millénariste sécularisé qui vient se confronter régulièrement avec les forces conservatrices des populations non juives au sein desquelles il leur faut vivre. C’est la question du judaïsme politique que nous avons précédemment évoqué dans un chapitre dédié et qu’il convient d’aborder de manière froide et critique, comme tout autre objet d’étude, de la même manière que des chercheurs juifs comme Zeev Sternhell, Léon Poliakov ou les penseurs de l’École de Francfort étudient, dissèquent et déconstruisent l’histoire politique et culturelle de la chrétienté.
Un judaïsme politique aujourd’hui partagé entre juifs de gauche internationalistes, cosmopolites et « sorosiens » face aux juifs de droite conservateurs et sionistes, partisans d’une alliance de circonstance avec les conservateurs occidentaux dans le cadre d’un national-conservatisme pan-occidentaliste qui se confronte à la fois aux institutions internationales et aux ennemis géostratégiques des États-Unis et d’Israël. [30]