Monsieur,
Je me permets de vous écrire aujourd’hui en réaction à l’annonce qui se répand à une vitesse exponentielle sur les médias français mais aussi sur la toile depuis quelques heures ; celle des caricatures de « Mahomet » qui paraîtront dans votre numéro de demain – et j’emploie ici le nom propre français désignant le prophète de l’Islam Mohamed, en me disant que cela vous rendrait peut-être un peu plus sensible à mes propos si je m’exprimais dans le respect de vos traditions écrites et orales, espoirs qui demeurent cependant très modestes.
J’ai eu l’occasion d’échanger avec Charlie Hebdo il y a quelques mois. Je ne me rappelle plus si c’était vous que j’avais eu au bout du fil à l’époque ou s’il s’agissait de l’un de vos collaborateurs – le détail étant tellement insignifiant que je ne m’étais pas sentie contrainte de le retenir. Je me suis tout de même tenue de retenir les circonstances de notre échange. Je venais à l’époque d’enquêter au sujet de deux jeunes Tunisiens qui avaient écopé de sept ans et demi de prison pour avoir publié des caricatures du Prophète sur la toile.
L’un d’eux était en cavale en Europe – il a pu depuis obtenir le statut de protection subsidiaire en Roumanie – le deuxième était en prison et y est encore aujourd’hui. Deux jeunes de 28 ans qui ont vu leur vie voler en éclats à cause d’une caricature. Vous m’aviez donc appelée après cette enquête qui avait fait beaucoup de bruit en Tunisie mais aussi dans le monde pour me demander de vous fournir ces fameuses caricatures car je ne les avais pas jointes à mon enquête. J’avais alors refusé de vous les fournir et ai gentiment tenté de vous expliquer pourquoi je ne les avais pas publiées. Je me rends compte aujourd’hui que j’ai perdu mon temps à tenter de vous l’expliquer.
Si je me « permets » de vous écrire aujourd’hui, c’est tout d’abord pour vous montrer comme on peut manifester son mépris sans violence aucune, mais c’est également pour vous prouver qu’il existe dans le monde des arabes, que vous semblez tant chérir, pour répondre à vos provocations dans le respect de vos traditions « droit-de-l’hommistes » et de votre culture de liberté, d’ouverture, et de tolérance – et j’ose espérer que vous n’êtes pas passé à côté de mon sarcasme.
Mais avant de vous défier, car c’est surtout pour vous défier que je vous écris ce soir, j’aimerais souligner un détail qui à mon sens n’est pas des moindres. Le ton que j’ai pris dans mes précédents paragraphes pourrait vous suggérer que je sois musulmane. Détrompez-vous. Nous considérerons vous et moi que je sois déiste et que ma religion ne repose que sur mon expérience individuelle et ma réflexion. J’ose espérer qu’une fois ce détail souligné vous pourrez considérer mes propos comme émanant d’un être humain normalement constitué, sain d’esprit, équilibré, libéré de toute névrose ou démence que lui incomberait quelconque dogme religieux – rassurez-moi, vous n’êtes pas passé à côté de mon sarcasme ?
Il y a de cela à peine une semaine, quelques malades aveuglés par la haine – et qui vous ont malheureusement volé la vedette avec leur navet « L’innocence des Musulmans », vous m’en voyez sincèrement désolée pour vous – mettaient le feu et semaient la mort et la terreur dans une région encore si instable et si fragile, où les mères n’ont pas encore fini de pleurer leurs enfants, martyrs d’un combat acharné contre la tyrannie, et où des jeunes, blessés des soulèvements contre la dictature, perdent encore bras et jambes à cause de leurs plaies non soignées. Dans mon pays, cette Tunisie que vous, amis Français, chérissez tant et depuis si longtemps – on ne va tout de même pas croire à la mauvaise publicité –, dans mon pays, quatre tunisiens sont morts depuis vendredi dernier suite aux protestations qui se voulaient pacifistes aux alentours de l’Ambassade des Etats-Unis. Des protestations qui ont dégénéré sans que l’on puisse comprendre encore aujourd’hui les causes qui ont fait que cela dégénère.
Mais il n’y a pas qu’en Tunisie que cela a dégénéré. Chez nos voisins, quatre américains sont morts, plusieurs gardes libyens aussi – même si les médias n’ont pas jugé important de le souligner. Et malgré le mépris que je voue à la politique américaine, je ne peux qu’être attristée par toutes ces pertes humaines, car moi Monsieur, je suis humaniste. Contrairement à vous et à vos croyances d’illuminé, je réalise toute l’ampleur et toutes les répercussions que peuvent avoir des évènements pareils sur l’avenir de mon pays, de la région mais aussi sur l’avenir du monde.
Les traces des dégâts des protestations des derniers jours n’ont pas encore disparu. Vous les voyez sur vos écrans et à la Une de vos journaux, moi je les vois tous les jours en me rendant à mon travail, car non je n’ai pas votre Chance, celle d’être née en France, Terre de Liberté, d’Egalité et de Fraternité. Cette France si connue par ses lois en faveur de la liberté d’expression. Il m’arrive par moment de m’égarer et d’en oublier la portée et la noblesse mais il me suffit de revoir les derniers spectacles de Dieudonné pour me le rappeler.
D’ailleurs, en parlant de Dieudonné, je ne me rappelle pas avoir été mise au courant d’une quelconque polémique suscitée par votre honorable et si courageux journal lorsque l’artiste – très admiré en terres arabes au cas où vous l’ignoriez – a été condamné pour « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale ou religieuse », vous qui chérissez tant la liberté d’expression. Je me rappelle par contre que sa présence au procès intenté contre vous en 2007 n’avait pas plu à vos journalistes. Pourtant, il y était pour la cause que vous défendez.
Je vous défie Charb (photo ci-dessus), je vous défie de publier à votre « Une » quelconque caricature remettant en question l’holocauste. Appelons-la plutôt « Shoah » par respect aux traditions écrites et orales. Je vous défie Charb et vous demande d’être encore plus courageux et plus illuminé que vous ne l’êtes déjà. Je vous pousse à défier ces lois françaises qui n’ont jamais été contre la liberté d’expression. Je vous implore d’enfreindre le décret n°2003-1164 du 8 décembre 2003, la loi n°2004.204 du 9 mars 2004. Je vous pousse à aller plus loin encore et à publier la caricature sur le net défiant la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004. Montrez-nous et montrez-leur comment se conduisent les nobles chevaliers de l’émancipation et de la lumière. Vous pouvez aussi proposer à Günter Grass d’être votre rédacteur en chef rien que pour un seul numéro. Un prix Nobel comme lui, cela vous fera certainement de la publicité.
Et ne vous méprenez pas Charb, je ne vous demande pas de faire dans le négationnisme, car cela pourrait vous coûter bien cher et je ne vous veux aucun mal. Je vous demande juste d’avancer d’autres thèses et de mettre en exergue d’autres versions de l’Histoire, comme cette version où l’on raconte qu’Hitler se serait fait aider par des juifs pour perpétrer ses crimes contre les juifs mêmes. Parlez au monde de ce pacte signé entre la Fédération Sioniste d’Allemagne et Hitler, six mois après l’arrivée de ce dernier au pouvoir. Parlez-leur de l’accord Haavara. Juste une petite caricature pour le plaisir de vous exprimer librement, Charb.
Ah Charb ! Si seulement vous pouviez savoir ce que cela coûte à l’humanité de compter des êtres vils et infâmes comme vous. Si vous saviez tout le mépris que de nobles âmes vous vouent, et ce ne sont même pas des musulmans rigoristes. Pendant que des jeunes et des moins jeunes se battent et luttent contre la bipolarisation, l’instrumentalisation et les diversions, pendant que des peuples qui ont donné de leur sang et de leurs larmes pour vivre ne serait-ce que le rêve d’un monde meilleur, pendant que des intellectuels marginalisés tentent de faire la lumière sur nos ressources naturelles pillées, pendant que des esprits libres tentent de trouver une alternative économique à un système qui saccage l’humanité, pendant que des penseurs s’exposent à tous les dangers et à tous les dénigrements tentant de répandre la paix et l’apaisement, pendant que les peuples arabes et africains se battent pour un monde vraiment juste et libre, loin des clivages et des clichés, pendant ce temps, des êtres comme vous, Charb, s’amusent à attiser le feu.
Il paraît tout de même que la pyromanie se soigne. Je vous souhaite donc un prompt rétablissement même si mes espoirs demeurent encore une fois modestes.
Avec mon mépris le plus sincère.
Olfa Riahi