Cher Monsieur le Président,
Dans votre discours devant la Douma, vous avez demandé au peuple allemand de vous comprendre. Nous sommes des citoyens allemands qui avons, pour la plupart, vécu l’époque d’après-guerre dans la moitié ouest de l’Allemagne. En 1990, quand la Guerre froide a pris fin et que notre pays a été réunifié, le monde a poussé un soupir de soulagement, parce que le danger toujours menaçant d’un conflit nucléaire qui aurait affecté la terre entière semblait écarté. Dans un tel conflit, l’Allemagne aurait disparu.
L’Union soviétique a joué un rôle décisif dans la libération de l’Europe du nazisme, au prix d’un nombre incomparable de victimes. Néanmoins, elle a été, en 1990, d’accord pour soutenir la réunification de l’Allemagne, pour dissoudre le Pacte de Varsovie et même pour admettre l’entrée de l’Allemagne réunifiée dans l’OTAN. L’Occident ne lui en a su aucun gré.
L’ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou (de 1987 à 1991) Jack Matlock, a confirmé il y a quelques jours dans le Washington Post que le président Bush Sr avait formellement promis de ne pas tirer abusivement parti de la générosité du président Gorbatchev.
L’expansion de l’OTAN jusque dans les anciennes républiques soviétiques, l’implantation de bases militaires dans les pays qui avaient jadis signé le Pacte de Varsovie et la construction d’un « bouclier antimissile » en Europe de l’Est, coïncidant avec le désengagement unilatéral des États-Unis du traité ABM (pour Anti-Ballistic Missile, signé à Moscou le 26 mai 1972 dans le cadre des négociations pour la limitation des armes stratégiques. NdT), sont autant de ruptures d’engagement criantes. Ces mesures, nous les prenons pour ce qu’elles sont : une claire et nette volonté de puissance hégémonique de la part des gouvernements occidentaux, dirigée contre la consolidation économique de votre pays, que vous poursuivez depuis votre accession à la présidence en 2000.
En outre, Keir A. Lieber et Daryl G. Press avaient déjà reconnu sans ambages, dans un article de 2006 intitulé « L’essor de la primauté nucléaire des États-Unis », que le bouclier (« de défense ») antimissile n’avait d’autre but que de permettre une première frappe destinée à neutraliser la Russie.
Ce contexte est, sous forme condensée, celui dans lequel nous évaluons les événements qui se déroulent en Ukraine depuis novembre 2013. Il est abondamment prouvé que les États-Unis ont exploité les revendications légitimes des Ukrainiens à leurs propres fins. D’autres pays nous ont, de manière répétitive, familiarisés avec ce schéma : la Serbie, la Géorgie, l’Ukraine en 2004, l’Égypte, la Syrie, la Libye, le Venezuela…
L’ingérence de l’Union européenne et de l’OSCE s’est déployée avec célérité dans les douze heures qui ont suivi le rejet de l’accord pris par les ministres des Affaires étrangères en vue d’un règlement pacifique ; avec le concours de forces fascistes.
Le site web de la Fondation Ukraine ouverte du Premier ministre en exercice montre qui est derrière le gouvernement de coup d’État actuellement au pouvoir à Kiev.
Des questions de lois nationales et internationales sont diversement en cours d’interprétation à propos de la sécession de la Crimée. Nous voulons les évaluer ici non pas légalement mais d’un point de vue politique.
Compte tenu des développements survenus en Europe depuis 1990, du déploiement de quelque 1 000 bases militaires US dans le monde, du contrôle exercé par les États-Unis sur tous les détroits et des dangers que font courir les auteurs du crime de Maïdan à la flotte russe de la mer Noire, nous voyons, dans la sécession de la Crimée, une mesure défensive assortie d’un message : jusqu’ici et pas plus loin !
La différence cruciale entre cet événement et la déclaration d’indépendance du Kosovo réside dans le fait que cette dernière n’a été rendue possible que par les bombardements massifs illégaux de l’OTAN, avec, malheureusement, la participation de l’Allemagne, qui ont créé les conditions de l’indépendance.
Cher Monsieur le Président, il y a près de quatre ans que vous en appelez à une communauté économique de Lisbonne à Vladivostok. Cette communauté pourrait être la base économique d’une « maison européenne commune ».
L’Ukraine pourrait remplir la fonction de pont idéal pour cette future coopération entre l’Union eurasienne dirigée par vous et l’Union européenne, dont l’aspect culturel ne devrait surtout pas être absent. Nous sommes persuadés que la tentative de prise de contrôle par les États-Unis n’a pas d’autre but que d’empêcher l’Ukraine de jouer ce rôle.
Les forces qui ont prévalu au sein de la Commission européenne soutiennent la politique des États-Unis contre la Russie. Le discours du secrétaire général exécutif du Service européen pour l’action extérieure, Pierre Vimont, le 14 mars dernier est [?] (EurActiv : « L’Union Européenne écartée de la rencontre USA-Russie sur l’Ukraine »).
Cher Monsieur le Président, nous sommes sûrs que votre discours historique de 2001 continuera à constituer la base de vos actions à l’égard de l’Union européenne et de l’Allemagne. Les derniers sondages montrent que la majorité des Allemands ne veut pas d’une confrontation avec la Fédération de Russie et, au contraire, comprend parfaitement l’action de la Russie à l’égard de l’Ukraine.
Nous ne sous-estimons pas les difficultés auxquelles doit faire face la République fédérale d’Allemagne, en tant que membre de l’Union européenne et de l’OTAN, dans ses rapports avec la Russie. Vous ne les ignorez pas non plus. Cependant, nous comptons que le gouvernement fédéral ne fera pas fi du vieux principe de droit romain audiatur et altera pars (« toujours écouter aussi l’autre partie »). Ce principe a été ignoré par la politique extérieure de l’Union européenne dans l’affaire ukrainienne.
Même pendant la Guerre froide, la Russie ne s’est jamais prévalue du fait que 27 millions de ses citoyens étaient morts pendant la Seconde Guerre mondiale, pour en tirer un avantage politique contre l’Allemagne. Ce chiffre seul donne une qualité spéciale aux relations entre nos deux pays.
Le peuple allemand en a vivement conscience. Ainsi, quand les troupes d’occupation soviétiques en Allemagne se sont retirées, en 1994, leur Corps de musique a participé à une cérémonie qui s’est déroulée sur la place du Bundeskunsthalle, à Bonn. Elle a donné lieu à des scènes d’émotion communes entre les musiciens et les spectateurs.
Sachant tout cela, les informations et les commentaires des médias allemands nous dégoûtent profondément.
Cher Monsieur le Président, avec nos modestes moyens de simples citoyens, nous avons l’intention de faire tout notre possible pour que la division programmée de l’Europe n’ait pas lieu, et pour qu’au contraire, les idées de Gottfried Wilhelm Leibniz retrouvent une vie et une vigueur nouvelles.
Nous en sommes convaincus : si seulement les États et les peuples du double continent eurasien pouvaient régler leurs affaires en paix les uns avec les autres, respectueusement, coopérativement, sur la base du droit et sans ingérence extérieure, leur entente ne pourrait que se communiquer au reste de la planète. Nous voyons en vous, de ce point de vue, un allié. Pour votre mandat présent et, nous l’espérons, pour le suivant, nous vous souhaitons force, endurance et sagesse.
Avec notre profond respect,
Jochen Scholz, Oberstleutnant a. D.
Volker Bräutigan, journaliste au Neue Rheinischer Zeitung
et co-signataires
Lettre originale, liste des signataires et liste des personnalités auxquelles copie de la lettre a été envoyée : http://www.nrhz.de/flyer/beitrag.php?id=20163&css=print/
Traduction : C.L. pour Les Grosses Orchades