M. Jules Ferry : Messieurs, je suis confus de faire un appel aussi prolongé à l’attention bienveillante de la Chambre, mais je ne crois pas remplir à cette tribune une tâche inutile.
Elle est laborieuse pour moi comme pour vous, mais il y a, je crois, quelque intérêt à résumer et à condenser, sous forme d’arguments, les principes, les mobiles, les intérêts divers qui justifient la politique d’expansion coloniale, bien entendu, sage, modérée et ne perdant jamais de vue les grands intérêts continentaux qui sont les premiers intérêts de ce pays.
Je disais, pour appuyer cette proposition, à savoir qu’en fait, comme on le dit, la politique d’expansion coloniale est un système politique et économique, je disais qu’on pouvait rattacher ce système à trois ordres d’idées ; à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d’ordre politique et patriotique.
Sur le terrain économique, je me suis permis de placer devant vous, en les appuyant de quelques chiffres, les considérations qui justifient la politique d’expansion coloniale au point de vue de ce besoin de plus en plus impérieusement senti par les populations industrielles de l’Europe et particulièrement de notre riche et laborieux pays de France, le besoin de débouchés.
Est-ce que c’est quelque chose de chimérique ? Est-ce que c’est une vue d’avenir, ou bien n’est-ce pas un besoin pressant, et on peut dire le cri de notre population industrielle ? Je ne fais que formuler d’une manière générale ce que chacun de vous, dans les différentes parties de la France, est en situation de constater.
Oui, ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement dirigé dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en plus ce sont les débouchés. Pourquoi ?
Parce qu’à côté d’elle l’Allemagne se couvre de barrières, parce que au-delà de l’océan les États-Unis d’Amérique sont devenus protectionnistes et protectionnistes à outrance ; parce que non seulement ces grands marchés, je ne dis pas se ferment, mais se rétrécissent, deviennent de plus en plus difficiles à atteindre par nos produits industriels parce que ces grands États commencent à verser sur nos propres marchés des produits qu’on n’y voyait pas autrefois.
Ce n’est pas une vérité seulement pour l’agriculture, qui a été si cruellement éprouvée et pour laquelle la concurrence n’est plus limitée à ce cercle des grands États européens pour lesquels avaient été édifiées les anciennes théories économiques ; aujourd’hui, vous ne l’ignorez pas, la concurrence, la loi de l’offre et de la demande, la liberté des échanges, l’influence des spéculations, tout cela rayonne dans un cercle qui s’étend jusqu’aux extrémités du monde. (Très bien ! Très bien !)
C’est là une grande complication, une grande difficulté économique.
[…]
C’est là un problème extrêmement grave.
Il est si grave, messieurs, si palpitant, que les gens moins avisés sont condamnés à déjà entrevoir, à prévoir et se pourvoir pour l’époque où ce grand marché de l’Amérique du Sud, qui nous appartenait de temps en quelque sorte immémorial, nous sera disputé et peut-être enlevé par les produits de l’Amérique du Nord. Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique coloniale.
[…]
Messieurs, il y a un second point, un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question.
Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan raille beaucoup, avec l’esprit et la finesse qui lui sont propres ; il raille, il condamne, et il dit : Qu’est ce que c’est que cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce sinon une autre forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ; vous les violentez, mais vous ne les civilisez pas.
Voilà, messieurs, la thèse ; je n’hésite pas à dire que ce n’est pas de la politique, cela, ni de l’histoire : c’est de la métaphysique politique... (Ah ! ah ! à l’extrême gauche.)
Voix à gauche. Parfaitement !
M. Jules Ferry.... et je vous défie – permettez-moi de vous porter ce défi, mon honorable collègue, monsieur Pelletan –, de soutenir jusqu’au bout votre thèse, qui repose sur l’égalité, la liberté, l’indépendance des races inférieures. Vous ne la soutiendrez pas jusqu’au bout, car vous êtes, comme votre honorable collègue et ami M. Georges Perin, le partisan de l’expansion coloniale qui se fait par voie de trafic et de commerce.
[…]
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... (Rumeurs sur plusieurs bancs à l’extrême gauche.)
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