Quelque 400 citoyens de différents pays européens qui se rendaient, le 8 juillet 2011, en Cisjordanie, dans le cadre de l’initiative « Bienvenue en Palestine », ont eu la fort désagréable surprise —alors même qu’ils étaient en règle et avaient payé leurs billets depuis plusieurs mois— de se voir refuser l’embarquement par les compagnies d’aviation européennes. Celles-ci ont agi sous la pression du ministère de l’Intérieur israélien qui avait annoncé son intention de leur interdire l’accès aux territoires palestiniens occupés et de les refouler dès leur atterrissage à l’aéroport international Ben Gourion. Ce refus était-il légal ? Silvia Cattori a posé la question au sociologue Jean-Claude Paye.
Silvia Cattori : Les autorités israéliennes ont remis aux compagnies aériennes une liste de plusieurs centaines de noms de femmes, hommes et enfants, en leur enjoignant de leur refuser l’embarquement à destination de Lod (Tel Aviv). Or ces personnes ne voulaient pas se rendre en Israël, mais en Cisjordanie, c’est-à-dire en cette terre palestinienne militairement occupée par Israël. Et pour y aller, elles devaient obligatoirement passer par Israël, l’État occupant. Les compagnies aériennes étaient-elles obligées de refuser d’embarquer des personnes qui dans nos pays sont innocentes, mais considérées par Israël comme « indésirables », des « hooligans », « une menace pour sa sécurité » ?
Jean-Claude Paye [1] : Je pense que les compagnies aériennes n’étaient pas obligées, mais elles l’ont fait parce qu’elles ont été menacées de rapatrier ces gens à leur frais, dès lors qu’elles étaient avisées que ces personnes seraient refoulées par Israël à leur atterrissage. C’est sans doute pour cette raison que ces compagnies ont décidé de ne pas embarquer les gens frappés d’interdiction d’entrer en Israël.
Silvia Cattori : Selon vous les compagnies aériennes pouvaient-elles vraiment se prévaloir de cet avertissement pour bloquer les gens à leur départ aux aéroports de Genève, Paris, Rome ou Bruxelles ?
Jean-Claude Paye : Je me pose moi aussi cette question. Ont-elles ce pouvoir d’empêcher d’embarquer ? En fait, elles ont fait le travail à la place de la police israélienne de façon à ce que celle-ci ne doive même pas se confronter à la présence physique des militants à l’aéroport Ben Gourion.
Elles font ainsi partie d’un système d’effacement du corps même des protestataires, d’annulation de leur visibilité. Cette procédure d’empêchement de toute contestation de la politique israélienne place la violence de l’État sioniste dans l’invisibilité et cette violence peut donc être sans fin et sans limites. Le but du refus d’embarquement est de détruire toute capacité de mettre un cran d’arrêt à la violence réelle de cet État vis-à-vis des populations palestiniennes et à sa violence symbolique vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité.
C’est cette invisibilité de sa violence qui permet à Israël d’être intouchable et d’occuper en permanence la place de la victime. Elle le place dans le sacré. Israël en tant qu’image d’un pays démocratique, ne peut subsister que s’il n’est pas confronté au réel, à la vie concrète des Palestiniens ou à la présence physique, au corps d’une opposition à sa politique d’apartheid. Cette affaire illustre parfaitement un paradigme de la post-modernité : le nécessaire effacement du corps et des individus réels, afin de laisser la place à la toute puissance de l’image, ici à l’image d’Israël.
Silvia Cattori : Selon les lois anti-terroristes mises en place après le 11 septembre 2001, toute compagnie aérienne est obligée de communiquer toutes les données des passagers (nom, date de naissance, adresse de résidence, téléphone, etc) aux autorités administratives des pays qui les demandent. Le passager endosse cette restriction dès qu’il achète son billet. Dans le cadre de ces dispositions, les compagnies qui ont refusé d’embarquer ces gens, étaient-elles tenues par les demandes d’Israël de refouler des voyageurs qui, dans leur pays, ne sont coupables de rien ?
Jean-Claude Paye : Je ne sais pas si c’est possible, juridiquement parlant.
Silvia Cattori : A-t-on enfreint ici le droit de circulation des personnes ?
Jean-Claude Paye : Non. S’il s’agissait de destinations européennes appartenant à l’espace Schengen il y aurait effectivement une entrave au droit de circulation des personnes ; mais Israël n’en fait pas partie.
Silvia Cattori : D’après vous, les personnes qui ont subi cette interdiction peuvent-elles attaquer les compagnies aériennes pour entrave à la liberté de circulation ?
Jean-Claude Paye : Oui, si elles veulent que l’on donne de l’ampleur à cette affaire ; sinon ce genre d’abus ne fera que s’aggraver. Sur quelle base juridique, cela reste à étudier.
Silvia Cattori : Selon vous, défier Israël de la sorte était-ce une bonne idée ?
Jean-Claude Paye : Oui, c’est une bonne idée. Car si les gens n’agissent pas rien ne se passera.
Ici on a clairement vu que tous les États occidentaux sont au service de la politique d’Israël. En France, il y avait une forte présence policière et militaire à Roissy. Les autorités françaises avaient donc été prévenues par les services israéliens et se sont engagées à faire respecter cette décision. Donc l’État français était partie prenante de l’action israélienne. L’action de la police française était décisive car, à Roissy, plus de 200 personnes devaient embarquer, le rapport de force des personnes empêchées vis-à-vis des compagnies aériennes pouvait être important. Ils pouvaient sûrement perturber le décollage s’ils ne pouvaient pas embarquer.
On trouve ici un deuxième paradigme de la post-modernité : la volonté des États de retirer préventivement à leurs citoyens toute possibilité de contester ou de faire valoir leurs droits.
Silvia Cattori : Cette affaire est inquiétante. Israël peut se conduire en État voyou avec la collusion de nos États prétendument « démocratiques ».
Jean-Claude Paye : La politique d’Israël de négation des droits et de massacre des Palestiniens est bien, dans les faits, une politique partagée par de nombreux États occidentaux, même si l’Union européenne a l’habitude de nous faire part de quelques états d’âme.