Les attentats de Paris et de Bruxelles pourraient servir la cause de certains partisans de l’Europe unie, estime le spécialiste des questions européennes Pierre Lévy.
Après les tragiques attentats de Bruxelles, il convient avant tout de s’incliner devant le drame des victimes et la douleur de leurs proches.
Pour autant, l’émotion ne doit pas empêcher la réflexion. A ce stade, l’on peut déjà formuler quelques remarques et questions. La première porte sur l’abyssale disproportion entre les événements bruts, et le flot continu de « directs » et d’éditions spéciales qui ont saturé l’espace médiatique, et balayé quasiment tous les autres événements. Étrangement, on ne cesse d’expliquer que les djihadistes tentent d’impressionner, de subjuguer et de terroriser les citoyens ; et les mêmes n’hésitent pas à ainsi sur-relayer cette guerre psychologique.
Si encore les grands journaux, radios et télés apportaient des questionnements nourrissant la réflexion, ceux-ci seraient légitimes et bienvenus. Or seule la question du « comment ? » est évoquée : comment ont-ils procédé, comment ont-ils pu échapper, comment leur faire échec ?... En revanche, la question essentielle du « pourquoi ? » passe à la trappe.
Comme si l’invocation compulsive de « la haine » suffisait à solder l’analyse ; comme si la psychologie suffisait à expliquer les guerres ; comme si, ces dernières n’avaient pas, toujours, des causes matérielles et des intérêts sous-jacents. Car on ne cesse de nous le répéter : « nous sommes en guerre ». Mais si tel est le cas, la première des questions à se poser est : quel est, quels sont, les véritables « buts de guerre ».
La doxa politico-médiatique explique qu’il s’agit de répandre la terreur. Mais, ça, c’est une stratégie – pas un objectif. En faisant passer les moyens pour les fins, on ne risque guère d’éclairer les citoyens. Croit-on vraiment que le groupe État islamique est uniquement composé de fanatiques écervelés dont le seul moteur est la « haine de l’autre », et le seul espoir, l’arrivée expresse au paradis coranique ? N’y a-t-il pas, au moins, quelques têtes pensantes, et qui sait, quelques amis discrets, qui réfléchissent en termes de buts à atteindre, d’intérêts à défendre, de services à rendre ?
Le plus étrange est que la question ne soit jamais posée – en tout cas dans le débat public.
Ce que chaque citoyen peut en revanche constater, ce sont les conséquences de la situation ainsi créée. Deux au moins crèvent les yeux. La première est le fol emballement sécuritaire, aussi dangereux qu’inefficace. L’image des hélicoptères vrombissants dont les projecteurs balayent nuitamment des quartiers entiers est quasi-orwellienne. A Paris, les fusils-mitrailleurs et les uniformes kaki se banalisent dans les rues et dans les transports ; faudra-t-il bientôt passer à la fouille avant d’attraper le métro ?
La seconde conséquence tient à la relégation au second plan des actuels problèmes sociaux et économiques.
Quant aux causes de la violence métastasée en attentats criminels, elles sont évidemment complexes et multiples. Il importe cependant de rappeler encore et toujours que, parmi celles-ci, figure le chaudron moyen-oriental. Qui peut prétendre que la gangrène qui n’a cessé de s’aggraver depuis des décennies de la Palestine à la Syrie et à l’Irak – et plus récemment, de la Libye jusqu’au Pakistan – n’est pour rien dans la barbarie perpétrée par les djihadistes ? Affirmer ceci ne constitue ni de près ni de loin un début d’excuse pour ces derniers. Mais l’occulter revient à se condamner à la poursuite de l’enfer.
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Soyons justes, de nombreux commentateurs ont quand même « découvert » le véritable objectif des kamikazes de Bruxelles, et le répètent en chœur : « c’est symboliquement l’Europe qui était visée ». Cette propension des dirigeants de l’UE et de ses propagandistes à se croire le centre du monde n’est certes pas nouvelle, même si, en l’espèce, elle est touchante de ridicule. Car les explosifs qui ont ensanglanté Bruxelles avaient précédemment touché l’avion de touristes russes revenant d’Égypte, et même tout récemment, Istanbul – était-ce déjà l’UE qui était visée ?
Qu’importe qu’aucun personnel des institutions communautaires n’ait été touché ; qu’importe que le communiqué de revendication ne fasse aucune allusion à l’Union européenne : écrire que c’est l’UE qui était visée permet à quelques plumes de pointer la solution miracle (quel que soit le problème, d’ailleurs) : « il faut plus d’Europe ». Mettre en place une Europe fédérale, telle est la piste que pointe ainsi Arnaud Leparmentier, directeur éditorial du Monde (dans sa chronique du 24 mars 2016), en déplorant toutefois que « les pressions populistes » (comprendre : les réticences populaires) bloquent cette voie. Parmi les idées suggérées : « la création d’un FBI européen » (tiens, il n’a pas écrit : « la création d’un FSB européen »…).
Pour sa part, Jean-Michel Servant, rédacteur en chef adjoint du quotidien régional Le Midi Libre dévoile sans ambages l’état d’esprit de certains orphelins de l’Europe : « ce terrorisme aveugle est aussi une opportunité pour la construction européenne ».