Tandis que les troupes d’Al-Qaïda gagnent du terrain en Syrie, aidées par l’alliance israélo-saoudienne, les néoconservateurs américains se protègent de toute critique au cas où Damas tomberait aux mains des djihadistes en accusant Obama de ne pas être intervenus plus tôt pour un « changement de régime ». C’est ce que rapporte Robert Parry.
Au cours des vingt dernières années, les néoconservateurs américains et les jusqu’au-boutistes israéliens n’ont eu d’autre but pour la Syrie qu’un « changement de régime » , rêve qui pourrait bien finir par se réaliser. Mais cela pourrait signifier la victoire d’Al-Qaïda ou celle de l’État islamique.
Une telle issue serait désastreuse pour les millions de Chiites syriens, les Alaouites, les Sunnites modérés et les chrétiens, y compris les enfants des survivants du Génocide arménien de 1915. Ils connaîtraient tous une répression féroce, voire des décapitations massives. La victoire d’Al-Qaeda et de l’État islamique poserait un gros problème à l’Occident et aux États-Unis. Il leur faudrait en effet choisir entre laisser la terreur régner au Moyen-Orient et envisager une intervention militaire.
Nous entendons donc à Washington les néoconservateurs tenir un discours accusateur à l’encontre d’Obama. Selon eux, tout se serait bien passé s’il avait armé et formé les rebelles « modérés » et bombardé l’armée syrienne pour créer des zones sécurisées et punir le régime soi-disant coupable d’avoir utilisé du gaz sarin.
Or la réalité est tout autre. En effet, les néoconservateurs encouragent Obama à s’engager davantage en Syrie sur un mode qui rappelle beaucoup les différentes étapes ayant précédé les « changements de régime » orchestrés par les États-Unis en Irak et en Libye. Il y a, en premier lieu, cette propagande « humanitaire » qui dépeint les opposants comme des hommes bons. Puis arrivent des demandes de plus en plus pressantes de la part du gouvernement en place. Ensuite, c’est le tour des menaces militaires à propos de « no-fly zones » qui plantent le décor pour un violent » changement de régime » et l’assassinat des dirigeants. Enfin, c’est la chute du pays dans un chaos sanglant tandis que les djihadistes s’emparent de vastes parties du territoire.
Obama a choisi de ne pas prendre cette voie en Syrie. Mais il a accepté le discours des néoconservateurs distinguant les bons des méchants, en l’occurrence les rebelles « modérés » d’un côté et le gouvernement de l’autre. Ce qui l’a conduit à appeler à un « changement de régime » tout en traînant des pieds sur l’aspect militaire de la question. Lors d’une interview donnée en août 2014 au chroniqueur du New York Times, Thomas L. Friedman, Obama a déclaré que l’idée même de forces rebelles « modérées » efficaces avait « toujours été…un fantasme. »
La seule option rationnelle en Syrie, de même qu’en Irak et en Libye, aurait été d’encourager des négociations réalistes entre le régime en place et ses opposants politiques. Certainement pas d’avoir comme seule exigence que le gouvernement capitule et que les dirigeants signent leur condamnation à mort. Faire de véritables efforts dans le sens d’un partage du pouvoir ou au moins d’un gouvernement plus diversifié ne serait bien sûr pas pleinement satisfaisant. Mais ce serait probablement la voie la plus raisonnable à suivre pour une société morcelée.
Les néoconservateurs et leurs alliés « interventionnistes libéraux » qualifieraient sûrement cette option d’inacceptable, voire de risible. En même temps, ces mêmes acteurs politiques se montrent très sélectifs dans ce qui provoque leur indignation morale. On ne les entend guère réclamer un « changement de régime » dans les monarchies corrompues du Golfe persique, comme l’Arabie saoudite, encore moins faire pression pour qu’Israël cesse d’opprimer les Palestiniens.
Mais, à l’heure actuelle, la préoccupation immédiate des néoconservateurs est de créer un cadre pour jouer à « qui a perdu la Syrie« , jeu accusateur qui ferait sûrement suite à la chute du gouvernement laïque de Bachar al-Assad et à son remplacement par une coalition de djihadistes sunnites menés par le front Al-Nosra, filiale d’Al-Qaeda. Et comme les néoconservateurs dominent toujours les cercles officiels d’opinion à Washington, il est important d’enrégimenter tout le monde dans une « pensée unique » qui accuse Obama de ne pas avoir lancé plus tôt une intervention militaire.
L’argumentation du Washington Post
Ainsi, le Washington Post, qui est devenu le média phare des néoconservateurs, a-t-il lancé, samedi, la mise en forme de ce genre de discours par un éditorial encourageant la progression des rebelles que l’Arabie saoudite et d’autres états sunnites radicaux ont rendue possible en leur livrant du matériel militaire américain sophistiqué.
Le Washington Post, bien qu’exalté par la perspective du « changement de régime » depuis si longtemps souhaité par les néoconservateurs, a cependant souligné que « cela pourrait aussi conduire au désastre, si le régime chancelant était remplacé par les forces djihadistes de l’État islamique ou Al-Qaïda, comme cela s’est déjà produit dans l’est de la Syrie. »
Le journal a ensuite vivement pris à partie le président Obama pour n’avoir pas agi plus vigoureusement dans le sens d’un « changement de régime » :
« Le Pentagone, même s’il est en train de donner, à ses frais, une formation militaire à quelques milliers de Syriens, ne s’engagera certainement pas à les défendre s’ils sont attaqués par les troupes de Bachar al-Assad. Monsieur Obama s’entête à refuser les propositions d’une zone sécurisée dans le nord de la Syrie où des forces politiques modérées pourraient s’organiser : il ignore que le régime de Bachar al-Assad a une fois de plus fait usage d’armes chimiques telles que le chlore. »
Le Washington Post ne sera jamais impartial au point de faire paraître un démenti venant du gouvernement syrien. Pourtant le régime nie bel et bien avoir utilisé du chlore. Cette accusation est étrange car les événements cités montrent que les soi-disant bombes au chlore brut se révèlent très peu efficaces pour tuer des combattants adverses. Il est difficile d’expliquer pourquoi le régime syrien, après avoir rendu tout son arsenal d’armes chimiques, prendrait le risque d’une condamnation internationale en utilisant du chlore inefficace sur le plan militaire. C’est néanmoins devenu le pivot de la propagande néoconservatrice. Dans l’éditorial accusateur du Washington Post, on peut encore lire ceci à propos d’Obama :
« Une des conséquences de son incompétence, c’est la défection de combattants syriens qui sont allés rejoindre des groupes djihadistes comme Jabhat al-Nosra, filiale d’al-Qaïda. Autre conséquence : la décision du nouveau roi d’Arabie saoudite de se joindre à la Turquie, pour apporter une aide nouvelle aux groupes de rebelles plutôt que de continuer à attendre les dirigeants américains. La progression des rebelles dans le nord de la Syrie est le fait d’une coalition comprenant Jabhat al-Nosra et des factions plus modérées. Bien que les islamistes disent qu’ils n’imposeront pas leur loi à la capitale provinciale conquise, Idlib, ils représentent, pour la majorité des Syriens et pour l’Occident, une alternative détestable…Il est clair qu’on a désespérément besoin d’une alternative crédible et modérée. Si les efforts que les Américains ont déjà faits pour en établir une ont échoué, c’est en grande partie parce qu’il a été impossible aux leaders de l’opposition civile de trouver une base à l’intérieur du pays et de s’y organiser. C’est la raison pour laquelle on a besoin d’une zone de sécurité défendue par les Etats-Unis ainsi que d’un programme élargi de formation militaire. Non pour intervenir dans la guerre civile, mais pour qu’une issue acceptable soit rendue possible. Si monsieur Obama s’obstine à refuser d’agir, les terroristes auront plus de chances de gagner du terrain tandis que Bachar al-Assad en perdra. »
Le Washington Post oublie de dire que, pour établir une « zone sécurisée » ou bien une « no-fly zone » pour les rebelles, il faudrait une importante intervention militaire américaine afin de détruire toutes les forces aériennes du régime. Or, cela permettrait aux djihadistes sunnites, qui sont les rebelles les plus motivés et les plus efficaces, de lancer de nouvelles offensives. Et parmi eux se trouvent d’anciens rebelles « modérés » qui ont reçu des États-Unis armes et entraînement militaire.
La principale erreur dans la stratégie d’Obama a été de ne pas vouloir s’engager dans un échange de concessions avec le régime d’Assad et ses alliés iraniens. Lors de la dernière série de négociations, l’an dernier, la pression des néoconservateurs sur Washington a obligé le Secrétaire d’État, John Kerry, à exclure l’Iran et a transformé les « négociations » en une nouvelle série d’exigences que Bachar al-Assad et ses partisans capitulent.
À l’heure où l’Arabie saoudite et d’autres états sunnites radicaux fournissent aux troupes d’Al-Qaïda des missiles TOW à haute précision et d’autres armes américaines sophistiquées, une issue politique à la guerre civile syrienne semble de plus en plus improbable. Même si le régime d’Assad et les soi-disant « modérés » trouvaient un accord, pourquoi les extrémistes sunnites bien armés et bien payés l’accepteraient-ils ?
Et comme Israël rappelle que son objectif premier est de renverser Assad et, par là-même de répliquer à l’Iran - même si cela doit signifier une victoire d’Al-Qaïda ou de l’État islamique - les cercles d’opinion politico-médiatiques américains continueront à marteler qu’ « Assad doit partir ». Mais ce qui semble surtout préoccuper Washington en ce moment, c’est de s’assurer que - en cas de victoire d’Al-Qaïda ou de l’État islamique - ce soit Obama qui soit tenu pour responsable.