Baisse de diffusion et appauvrissement de sa ligne éditoriale, même la presse féminine va mal. Isabelle Chazot, rédactrice en chef historique de 20 ans passée par les cases Isa et Grazia, et aujourd’hui chez Marianne, prend le pouls d’un secteur en crise. Sans langue de bois, elle explique les raisons de ce lent délitement.
Lors de son lancement en 2009, Grazia était présenté comme le fleuron des féminins haut de gamme. Un navire de guerre qui devait renouveler en profondeur les codes de la presse féminine. Quatre ans plus tard, l’hebdomadaire girly-people n’est plus qu’un croiseur au milieu d’une immense flottille touchée par une conjoncture exécrable. Longtemps épargnée par la crise, la presse féminine pique aujourd’hui du nez. Pourquoi ce média aux velléités féministes sous le glamour s’est-il peu à peu appauvri, cédant aux sirènes du people et du consumérisme ? Pour le comprendre, nous avons rencontré Isabelle Chazot, rédactrice en chef historique de 20 ans (de 1990 à 2003), un titre qui fut sans doute l’une des dernières tentatives audacieuses de renouvellement du ton de la presse féminine. Selon elle, les conditions de stabilité et de liberté n’existent plus, et elle affirme même que la financiarisation de ce secteur correspond à sa mise au pas idéologique…
Quel regard portez-vous sur la presse féminine actuelle ?
Isabelle Chazot : Je la lis peu, j’en connais peut-être trop les ficelles ! Comparée à l’anglo-saxonne, éternel leader en matière de créativité, elle ne révolutionne pas grand-chose. Depuis une dizaine d’années, ça s’est aggravé, les féminins grand public se sont mis à tous se ressembler. Maquette, codes couleur, sujets, ton… sans les logos, on aurait du mal à les différencier. A part Causette, qui a été conçu en rupture formelle avec les autres, et peut-être Stylist, qui possède une certaine originalité de format et de maquette. Mais son mode de diffusion (un gratuit, distribué dans le métro) l’apparente malgré tout au prospectus et je doute qu’on puisse nourrir un attachement pour un gratuit. [...]
On a l’impression que les journaux féminins se sont concentrés sur la mode et la beauté. Comment expliquer le rétrécissement de son spectre ?
Par l’influence des services publicité et marketing sur les décisions éditoriales, au nom d’une pseudo-rationalité. De plus en plus, la régie (donc grosso modo, L’Oréal) nomme les rédactrices en chef. D’où le nombre croissant de rédactrices « beauté » à la tête des grands féminins. On est passé de Françoise Giroud (directrice de la rédaction d’Elle de 1945 à 1953 – ndlr) ou Edmonde Charles-Roux (rédactrice en chef historique de Vogue France de 1954 à 1966) à Vénus Beauté (institut) et ses esthéticiennes. Quand j’ai commencé, la régie publicitaire était très éloignée de la rédaction. Et cela fonctionnait, car un magazine n’est pas un produit « marketable » comme un autre. C’est un produit culturel, quoi qu’on dise. Et il doit garder un côté artisanal : une rédactrice en chef très investie (et non une vendeuse de luxe ou une super attachée de presse), une équipe stable et si possible soudée, des collaborateurs réguliers… Tout cela garantit une persévérance dans la ligne éditoriale, une exploration de sujets inédits, une émulation entre les titres. Ce qu’on appelle l’âme d’un journal. Ça évite les errances (nouvelles formules à répétition parce que rien ne marche), le clonage et l’ennui. Je suis stupéfaite par ces féminins qui revendiquent leur mimétisme et leur manque de personnalité en s’appelant Jalouse ou Envy, comme par les innombrables rubriques « À piquer aux podiums », « À piquer aux stars » un peu partout. Le culte autoproclamé du pompage !
La presse féminine a-t-elle accéléré la fusion de la mode et du people ?
Le filon du people dans la presse féminine haut de gamme est apparu en France dans les années 2000. Jusqu’alors, la presse people était une presse populaire, à gros tirage, avec peu d’annonceurs. Son contenu était essentiellement des conseils pratiques et du commérage. La presse féminine, elle, se consacrait à la promotion des mannequins et de la mode. On y défendait une certaine esthétique, une élégance. Le premier à mélanger les genres fut Glamour en 2004. Les féminins historiques ont suivi, et cela a boosté leurs ventes dans un premier temps. Mais comme au même moment ils ont baissé leur prix, cela ne leur a pas tellement profité. Au contraire. Ils se sont banalisés et « cheapisés ». D’autant qu’on a élagué les rédactions, fait partir les journalistes « société » pour recruter des journalistes « mode-beauté-people », donné des postes de pouvoir à des rédactrices inexpérimentées et peu payées. Les magazines sont devenus des magasins : il faut sortir son porte-monnaie à chaque page ! De moins en moins de sujets de fond, de transmission de savoirs concrets, d’introspection… Ces choix ont montré leurs limites. La presse féminine est typiquement un secteur mis à mal par la financiarisation et l’ignorance des décideurs parachutés à la tête des groupes. Mieux valait rester ce qu’elle était : une presse familiale, avec une gestion de père de famille, ultrarentable. 20 ans par exemple, j’insiste, était à 20 % de rentabilité !