Plus de 24 heures après les assassinats de masse de Nice, contrairement à ce que claironnaient les médias et la classe politique, jusqu’à la revendication probablement opportuniste de l’État islamique peu d’éléments permettaient d’affirmer clairement que ces meurtres étaient liés directement à une organisation terroriste djihadiste. Ceci n’a pas empêché nos hommes politiques de l’affirmer pour mieux nous vendre leur guerre de civilisations.
Les premiers éléments du portrait de l’assassin qui conduisait le camion décrivaient plus sûrement un individu en désocialisation avancée qu’un fan de l’EI. Il était au chômage, issu d’un quartier populaire, en instance de divorce, plombé par des affaires judiciaires en lien avec son travail de chauffeur et sujet à des accès de violence contre ses proches. Avant que l’attentat ne soit revendiqué, le seul élément repris à charge par les médias était le simple fait d’être né en Tunisie, ce qui suffisait semble-t-il à faire de cet hommes un « djihadiste » potentiel. Le ministre de l’Intérieur a tout de même dû inventer un nouveau concept, celui de la radicalisation instantanée. Un truc qui fait de toute personne un terroriste en puissance, quelques instants suffisent à métamorphoser quiconque en ennemi radicalisé de la République.
Pourtant, d’après les témoignages de ses proches, rien ne fait de cet homme une personne attachée au fait religieux. C’est plutôt l’archétype du gars triste que l’on croise souvent dans nos quartiers, où l’on se tue à la tâche pour des salaires de misère, retournant d’abord la violence de ce monde contre nous-mêmes et nos proches avant de la tourner, plus rarement, contre les autres.
Le premier constat, c’est que la France est désormais un pays dans lequel les meurtres de masse sont possibles et tendent à devenir une constante. Si le discours dominant martèle que c’est de la faute des méchants, des autres, et de tout ce qu’on veut sauf des bons Français bien Charlie, les faits indiquent que ces actes sont perpétrés et rendus possibles par des gens qui vivent et grandissent en France. Autrement dit, ils sont français, même si une partie de la société française refuse de l’accepter ou les considère comme des Français de papiers. Ces assassins de masse ont été façonnés par la société française.
Les meurtres de masse sont l’apanage des « islamistes », si on en croit les journalistes et les politiciens au pouvoir. Si tel était le cas, les USA devraient être considéré par ces brillants esprits comme un pays musulman, tant les meurtres de masse y sont fréquents.
Les faits sont là : la France a tous les symptômes d’une société économique libérale. Tous les rapports sociaux y sont atomisés. L’individualisme, ferment du libéralisme économique, déshumanise le rapport aux autres. L’autre est perçu comme un concurrent ou un « étrange étranger ». L’autre est vu comme une menace. Il est de moins en moins perçu comme un semblable.
Le témoignage des voisins de l’auteur de la tuerie de Nice est symptomatique de cette atomisation des rapports sociaux.
Une société qui parle de tuer la concurrence, réduit les personnes à de la marchandise, détruit tout lien de solidarité et génère des conduites morbides.
Ce n’est pas « l’Islam » qui s’attaque à la société française. C’est la société telle qu’on l’a connue il y a encore 30 ans qui n’existe plus sous le coup des avancées du libéralisme. Chacun pour soi et Dieu pour tous n’est pas un proverbe musulman.
Second fait qui saute aux yeux, l’état d’urgence et tout le branle-bas de combat policier ne servent à rien face a un homme déterminé à tuer et souvent à mourir.
Le simple fait que cette attaque ait eu lieu au cœur d’une des villes les plus sécuritaires de France, où la paire LR Estrosi-Ciotti est à l’avant-garde de toutes les technologies modernes sécuritaires, en dit long sur l’inutilité de toutes ces politiques sécuritaires censées nous protéger.
L’attentat est arrivé à Nice, ville de droite dure. Une ville ultra sécurisée, avec les caméras, les effectifs de policiers municipaux et nationaux qu’il faut pour quadriller le terrain et protéger les nombreux riches qui y habitent. Une ville dans laquelle le Bloc identitaire a pu forger son discours et mettre en avant ses idées. Bref, Nice c’est la ville symbole de tous les discours politiques dominants : c’est la « solution ». Et voilà que c’est ici, dans le monde parfait des droites libérales et identitaires, que la tragédie survient. Les faits sont têtus.
Les défenseurs de ce monde de droite expliquent le fiasco de leur politique sécuritaire par le fait que les forces répressives de l’État sont épuisées par le « mouvement social ». Si on accepte cet argument, il faut accepter aussi son corolaire : face au terrorisme takfiriste qui, d’après nos dirigeants, menace « notre civilisation et le monde libre », la priorité du gouvernement ces six derniers mois a été de mobiliser l’appareil d’État sécuritaire pour casser toute forme de solidarité et de lutte contre le pouvoir libéral.
Les moyens considérables mis en œuvre pour réprimer le mouvement contre la loi « travaille ! » soulignent la priorité du gouvernement et de nos élites et révèlent l’identité du véritable adversaire des dirigeants des sociétés capitalistes modernes.
Les meurtres de masse, quand ils surviennent, ne dérangent pas l’ordre établi. Ils justifient une plus grande surveillance et légitiment une répression aveugle, y compris de tout ce qui remet en cause l’ordre injuste d’une société qui génère ces criminels de masse.
Au travers du prisme de la lutte contre le djihadisme, le chercheur François Burgat résume parfaitement cette situation.
« C’est pour cela qu’il me parait essentiel d’affirmer (..) et de rappeler fermement, encore et encore, l’importance primordiale de la matrice politique du phénomène djihadiste, la seule qui permette de penser la part centrale de la responsabilité que nous y avons. Et donc de la marge d’action importante que nous retrouverons – dès lors que, pour combattre le djihadisme, nous accepterons d’agir sur un autre terrain que sécuritaire et répressif. Si notre “lutte contre le terrorisme” entend dépasser le stade des mots, et le seuil de son présent échec, c’est ce prix, réaliste, que nous devons accepter de payer. »
Les mêmes causes engendrent les mêmes effets. Nice et sa promenade des Anglais, c’est un peu l’Amérique. La France est un pays libéral dans lequel tout se privatise : les transports, l’éducation, la santé, la violence légale. Tout est marchandise et les laissés pour compte sont nombreux. Il est dès lors logique que, dans cet univers, des rageux nihilistes surgissent.
Ce qui reste de l’État-providence et de son filet social ressemble de plus en plus à un assemblage de politiques punitives contres les plus fragiles.
Les organisations de protection sociale sont assimilées à des fardeaux. Ceux qui s’élèvent contre ces évolutions de la société française sont désignés comme un ramassis d’organisations terroristes par le patronat et le gouvernement.
Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Pour faire le tri et diviser, les discriminations raciales sont un instrument de gestion efficace pour le système. Dans les marges, pour les plus bancales d’entre nous, se renforce alors l’attirance pour les logiques nihilistes djihadistes. Et les quelques sièges distribués aux élites des minorités pour montrer aux masses que « quand on veut on peut » n’y changent rien : ils accentuent au contraire la concurrence entre pauvres.
La guerre de tous contre tous pour un putain de salaire.
Comment nos élites peuvent-elles s’étonner ensuite que la violence ne reste pas cantonnée dans nos quartiers ? Tôt ou tard, la violence déborde et éclabousse tout le monde, qu’elle prenne la forme du takfirisme en mode banlieue française ou qu’elle explose de façon isolée en mode meurtre de masse à l’américaine.
La police n’y peut rien. Pour en finir avec ces massacres, il nous faut changer de monde.