Des évaluations de sources indépendantes libanaises qui nous sont parvenues, aussi bien du monde universitaire et politique que du monde de l’information, nous ont paru extrêmement intéressantes. Elles portent sur la situation générale actuelle au Moyen-Orient, notamment concernant la Syrie et l’Iran, et l’activisme du Qatar et de l’Arabie. Il s’agit essentiellement du dernier point, – l’activisme du Qatar et de l’Arabie, – dans le cadre des crises syrienne et iranienne.
L’intérêt de ces évaluations est de séparer clairement l’activisme de ces deux pays des évaluations générales sur les circonstances de leur proximité des pays du bloc BAO depuis l’affaire libyenne, et sur les références géostratégiques qui sont généralement sollicitées dans ce cas. Cet activisme porte effectivement, comme on l’a parfois suggéré, sur une volonté d’expansion de type sunnite et salafiste. Cette volonté a des motifs politiques de survivance de la part des deux régimes de l’Arabie et du Qatar, après le choc initial du soi-disant “printemps arabe” (chute du Tunisien Ben Ali et de l’Egyptien Moubarak) et de la chaîne crisique qui le caractérise. Cette politique de survivance se marque par un maximalisme à la fois dans le soutien de groupes terroristes ou autres de la même tendance, et par l’attaque contre des régimes musulmans perçus comme ennemis de cette tendance et/ou généralement chiites (Libye, Syrie, Iran).
Les circonstances ainsi décrites se sont marquées notamment par le tournant imposé par le Qatar à la station télévisée Aljazeera, datant d’avril 2011, et par un soutien massif, notamment en argent et en matériel, aux groupes de même tendance ou à des groupes mercenaires à l’œuvre en Syrie contre le régime Assad, tous ces groupes étant politiquement extrémistes et employant des tactiques terroristes ou de mercenariat. (On retrouve dans tout cela des similitudes avec le schéma saoudien général des années 1980, après l’attaque de la Grande Mosquée en 1979, de soutien aux groupes islamistes extrémistes en Afghanistan, et à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran de 1980-1988.)
Un signe de ce climat extrêmement tendu et marqué à la fois d’agressivité et de religiosité, mais aussi par un débordement du cadre présenté plus haut, se trouve dans la nouvelle notamment donnée par Russia Today, du 16 mars 2012, du Grand Mufti saoudien Sheikh Abdul Aziz al-Sheikh, prescrivant la destruction de toutes les églises chrétiennes dans la péninsule arabique.
Bien qu’il soit tentant d’inclure cette sorte de nouvelles, ainsi que la poussée saoudienne et qatari, soit dans un cadre d’affrontement religieux, soit dans un cadre plus large dit d’“affrontement des civilisations” (“choc des civilisations”, selon la formule bien connue), avec les jugements sur les différentes “civilisations” qui vont avec et entretiennent des polémiques sans fin et assez vaines par rapport à l’enjeu réel de la situation, ce n’est certainement pas celui que nous privilégierions. Cela est d’autant moins le cas qu’on distingue combien interviennent dans ces interprétations religieuses et civilisationnelles manichéennes des interférences fondamentales.
Les circonstances décrites sont en général connues ou devinées et, comme on l’a dit, pas vraiment inédites, mais c’est l’intensité et la vigueur de cette réaction de l’Arabie et du Qatar, sa rapidité et sa puissance, et surtout certaines de ses implications et de ses effets déstabilisants, qui doivent être mises en évidence. Il n’est nullement assuré que ceux qui ont lancé ce mouvement en soient conscients, et, moins encore, qu’ils recherchent ces implications et ces effets d’une façon spécifique. On fera, dans ce sens, plusieurs remarques.
• Il y a d’abord, dans ces entreprises, l’alliance entre l’Arabie et le Qatar ensemble, avec les puissances du bloc BAO. Le fait contrarie évidemment le schéma religieux ou d’“affrontement des civilisations”. On aura un signe clair de l’ambiguïté et de la contradiction de la situation lorsqu’on se référera à des analyses d’il y une dizaine d’années des néoconservateurs US, alors inspirateurs évidents de la politique US, qui plaçaient l’Arabie comme l’objectif ultime de l’Ouest dans sa grande “guerre contre la Terreur”. Cette analyse fut révélée en août 2002, avec l’“affaire Murawiecz”, un expert neocon d’origine française qui avait donné un briefing secret à des personnalités officielles US concernant cette “grande stratégie” où l’attaque contre l’Irak n’était qu’un prélude à une offensive générale, dont l’objectif central était l’Arabie. On réalise le tournant complet de conception avec la situation actuelle. Bien entendu, cette “situation actuelle” pourrait être définie simplement comme une aberration de la politique du bloc BAO, une courte vue et un aveuglement dont ce ne serait pas le premier exemple.
• Pourtant, il n’est nullement certain qu’il n’y ait pas des objectifs similaires, qui ne sont pas clairement réalisés, ni même seulement envisagés. (A ce moment, l’aveuglement joue dans un autre sens.) L’un des caractères de cette offensive sunnite/salafiste est, selon les sources que nous citons, le complet désintérêt des forces qui l’animent et la réalisent pour le concept structurel d’État-nation, sinon leur hostilité à ce concept qui renvoie à leur vision religieuse intégrée.
Or, cette hostilité à ce concept structurel est également partagée par des forces importantes du bloc BAO, et en général par ce que nous nommons “le Système”, hostile aux principes structurants de souveraineté et de légitimité dans le cadre évidemment déstructurant et dissolvant du mouvement général de la globalisation. (Tout cela est largement représenté par le slogan publicitaire très souvent employé aux USA depuis 9/11 du “chaos créateur”.) Cette convergence est accentuée par une autre situation d’apparence paradoxale, qui est l’hyper-modernité de certains aspects du Qatar et de l’Arabie, ces deux pays parfaitement intégrés dans les conceptions et les réseaux postmodernistes du point de vue de leurs infrastructures, de leurs activités mercantilistes, de leur activisme financier, etc. Il s’agit là d’un point absolument fondamental, quand on sait l’importance que nous accordons à cet aspect de la modernité, à son caractère de dissolution des structures qui est la marque effectivement fondamentale de son activité.
• Dans cette logique, l’attaque contre la Syrie et contre l’Iran, sont à considérer sous une autre lumière. (Là encore, il n’est pas nécessaire du tout, selon le réflexe habituel de la rationalité, de chercher dans cette proposition l’effet d’un but originel ou d’un machiavélisme renvoyant à ce point de vue. Nous parlons de forces générales dont les dirigeants politiques, voire religieux, n’ont pas conscience, avec des interférences massives de puissantes évolutions, qui conduisent effectivement à des redéfinitions fondamentales et à des situations qui nous semblent complètement contradictoires.)
On place alors en parallèle de l’analyse de la situation l’attitude russe, qui ne cesse de se durcir, notamment vis-à-vis et en soutien de la Syrie et de l’Iran, contre ces attaques où l’Arabie et le Qatar jouent un rôle central d’inspirateurs et de pourvoyeurs de fond. On retrouve selon cette interprétation le régime syrien, l’Iran dans sa position actuelle de crise, et la Russie en soutien commun de facto des forces structurantes de résistance au mouvement décrit. La position de la Russie est très particulière et particulièrement importante, comme nous ne cessons de le relever : d’une part, la Russie craint cette poussée comme étant génératrice d’un terrorisme extrémiste qui peut évidemment toucher ce pays, comme on l’a déjà vu à plusieurs occasions. Mais c’est aussi une Russie qui s’affirme de plus en plus comme défenderesse de la souveraineté, et des structures qui y sont afférentes (notamment l’État-nation), voire comme défenderesse de la Tradition (au sens le plus large du mot) contre la modernité.
(• Un point annexe de contradiction interne, de moindre importance pour notre propos mais intéressant à rappeler, est la position également pleine de contradiction d’Israël, qui se déduit par l’évidence. D’une part ennemi acharné et hystérique de l’Iran, et allié du bloc BAO par conséquent (et de l’Arabie, et du Qatar), d’autre part extrêmement réticent sinon adversaire des mouvements de déstructuration de la Libye et de la Syrie parce que conscient des implications pour lui de la poussée sunniste/salafiste dans sa traduction de production et d’expansion d’un cadre terroriste extrémiste que ce pays (Israël) perçoit comme un autre de ses ennemis mortels…)