Alors qu’aux États-Unis, ce 1er octobre 2013, 800 000 fonctionnaires fédéraux voient leur contrat suspendu sine die à l’exception des militaires, la Maison-Blanche a pris acte de l’impossibilité, pour l’instant présent, de nouvelles confrontations armées au Levant ou ailleurs.
Que ce soit en Syrie où, malgré le camp des enragés, il a bien fallu se résigner à « temporiser »… laisser du temps au temps aurait dit feu Mitterrand ! L’échange téléphonique entre les présidents Hassan Rohani et Barrack Obama – une première depuis la prise d’otages du 4 novembre 1979 à l’ambassade américaine de Téhéran et les trente-quatre années de guerre larvée qui suivirent – est certes une sorte de coup de théâtre, mais il ne change rien sur le fond. Un jeu subtil s’est au demeurant engagé ces derniers jours entre les joueurs de poker menteur judéo-protestants, le colt chargé sur la table, et un maître de la taqîya, cette « restriction mentale » – art de la dissimulation – commune aux minorités longuement persécutées de l’Orient proche. Pratique de la taqîya qui contribua puissamment, souvenons-nous en, au rayonnement et à l’influence de la Compagnie de Jésus !
L’Iran tombera, avec ou sans guerre
L’Iran est en effet appelé par la logique même du système-monde – sauf rupture historique inattendue – à être absorbé par le Grand Marché unifié planétaire. Le serpent constricteur est patient qui guette sa proie. Aussi devrions-nous, afin de réduire définitivement l’Iran à de meilleurs sentiments occidentalistes, assister à la mise en œuvre de stratégies de substitution pour atteindre ce but… moins rapidement sans doute, mais moins brutalement et peut-être plus sûrement.
C’est là qu’entre en scène le Caucase, qui devrait jouer un rôle décisif dans une éventuelle stratégie de contournement ou d’encerclement de l’Iran. C’est en tout cas ce que semble devoir nous révéler la bataille qui se déroule en ce moment même et dans l’ombre, à propos des jeux Olympiques d’hiver de Sotchi… objets de toute les mauvaises intentions de ce bras armé du département d’État que sont les djihadistes tchétchènes et consorts – décidément présents sur tous les théâtres de déstabilisation, en Syrie, en Irak, au Liban, au Maghreb, en Afrique de l’Ouest et au Sahel, etc.
La place du Caucase dans la crise syrienne
Alors que tous les yeux sont braqués sur Damas, nul ne songe à porter son regard vers le Caucase. Et pourtant ! Opérons un léger retour en arrière. Le 30 juillet, le président Poutine recevait en audience privée le prince Bandar, chef des services de renseignement séoudiens. Ce dernier, dans le cadre d’un marchandage particulièrement inédit portant sur la sécurité des jeux Olympiques d’hiver de Sotchi en février 2014, aurait offert à la Russie – avec le plein accord de Washington – en contrepartie de l’acceptation de la chute du régime de Damas, un partenariat particulièrement avantageux pour Moscou, relatif au commerce mondial des hydrocarbures. Ceci dans le cadre d’une « stratégie russo-arabe unifiée » visant à trouver un terrain d’entente sur « les tarifs et les quotas de production qui maintiennent la stabilité des prix sur les marchés mondiaux », proposition assortie d’un compromis favorable quant au gazoduc South Stream, rival du projet euro-américain Nabucco (London Telegraph, 30 juillet 2013).
Il était ici question d’une véritable coopération entre le cartel de l’OPEP et la Russie, lesquels produisent ensemble et quotidiennement quelque 40 millions de barils de brut, soit 45 % de la production mondiale. Un tel rapprochement – s’il était intervenu – aurait indéniablement profondément modifié la carte géopolitique et de fait, par le truchement du royaume séoudien, rapproché les intérêts russes et occidentaux. À la vérité une telle proposition était d’entrée de jeu entachée d’irréalisme, mais acceptons-en l’hypothèse comme faisant partie d’un puzzle dont il est encore trop tôt pour rassembler toutes les pièces avec toute la pertinence nécessaire. Le prince Bandar aurait également, dans le cadre du volet commercial de sa proposition, fait miroiter au président russe la perspective d’achats d’armement pour un montant de 15 milliards de dollars. À titre de comparaison, la France signait le 29 août avec Riyad un contrat de défense d’1 milliard d’euros pour la modernisation de quatre frégates et de deux pétroliers-ravitailleurs (La Tribune, 26 août 2013). Notons que Paris ne pèse guère dans cette crise, étant a priori inconditionnellement ralliée à la politique du département d’État.
En outre et surtout, le royaume wahhabite s’engageait à garantir la pérennité de la base navale russe de Tartous sur les côtes syriennes, mais plus incroyable, le dignitaire séoudien aurait assuré son interlocuteur de « garantir la sécurité des [prochains] jeux Olympiques d’hiver… Les groupes tchétchènes qui les menacent étant contrôlés par nous », ajoutant que les groupes « tchétchènes opérant en Syrie étant un outil de pression, ceux-ci peuvent être mis à tout moment en position “marche” ou “arrêt”… ». Un étrange marché bien peu diplomatique dans la forme et sur le fond car en forme de chantage à peine déguisé ! On peut ici voir en imagination le président russe blêmir, répondant au séoudien « vous ne nous apprenez rien, nous savons depuis une décennie au moins que vous êtes derrière les terroristes du Caucase ».
Précisons ici à propos du terrorisme fondamentaliste caucasien qu’il ne s’agit pas du tout d’un argument rhétorique de la part des Séoudiens. Les opérations dues aux islamistes du Caucase sont quotidiennes au Daguestan, en Ingouchie, en Kabardino-Balkarie et en Tchétchénie : assassinats de policiers, de juges, d’imams collaborateurs, attentats suicide contre des bâtiments officiels et des services de sécurité, incendie de magasin vendant de l’alcool, et caetera (AFP, 19 septembre 2013). Dans la même dépêche, il était rappelé que les rebelles du Caucase russe, acteurs proactifs du djihad en Syrie (Tchétchènes et Daguestanais au nombre approximatif de deux mille), représentent une menace bien réelle pour la sécurité de la Fédération de Russie… notamment à l’occasion des jeux Olympiques de Sotchi. Les autorités russes prennent de toute évidence très au sérieux la menace que représente « ces combattants originaires de Russie [qui] acquièrent actuellement en Syrie l’expérience de la guerre en milieu urbain ».
Sotchi dans le collimateur des bons amis du département d’État
Dans cet ordre d’idée, le chef de la rébellion islamiste dans le Caucase russe, Dokou Oumarov, a pour sa part appelé en juillet dernier « à empêcher par tous les moyens la tenue des jeux Olympiques d’hiver » de Sotchi, située certes sur les rivages de la mer Noire, mais aux abords immédiats du Caucase. Oumarov ne parle pas pour ne rien dire, il s’agit de l’homme qui a signé plusieurs attaques meurtrières en Russie, dont l’attentat à l’aéroport de Moscou-Domodedovo du 24 janvier 2011, lequel fit 37 morts, et les attentats de 2010 dans le métro de Moscou, 40 morts. Et la crainte du président Poutine de voir « ces bandits, forts de leur expérience syrienne » revenir « dans nos pays » s’est crûment exprimée jusque dans les colonnes du New York Times (« A Plea for Caution From Russia », 11 septembre 2013).
Pour revenir à la rencontre entre Vladimir Poutine et le prince Bandar, si elle s’est effectivement déroulée dans les termes précités, cela expliquerait la rumeur suivant laquelle, en cas de tirs de missiles américains sur la Syrie, Moscou pourrait ou aurait pu viser à son tour des objectifs sur le territoire séoudien… Effectivement de quoi faire réfléchir le Pentagone, frémir Wall Street – qui s’accommoderait volontiers d’un baril à 180 $ mais certainement pas à 250 – et engager in petto la Maison-Blanche à « temporiser ». Rumeur qui venait cependant contredire, au moins en surface, les déclarations réitérées du ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov suivant lesquelles Moscou ne bougerait pas en cas de frappes coalisées.
Parce que si l’on considère les choses attentivement, la Syrie constitue pour Moscou, à n’en pas douter, une ligne rouge à ne pas franchir. Si en effet la Syrie tombe dans l’escarcelle des États-Unis, alliés aux pétromonarchies wahhabites, c’en sera fait de l’Iran, avec ou sans guerre… et au-delà, c’est le Caucase qui tôt ou tard tombera. Ne pouvant abattre Damas, il fallait donc composer avec Téhéran. D’autant que Vladimir Poutine n’a pas, lui non plus – comme nous venons de l’indiquer – véritablement le choix face aux tragédies du Levant. Crises qui embrasent d’ores et déjà le Liban et l’Irak, où se confrontent et s’affrontent les mêmes protagonistes, le président russe se trouve donc, lui également, littéralement placé le dos au mur et doit, volens nolens, faire front.
La Syrie première étape vers la déstabilisation du Caucase
Dans cette occurrence et contrairement aux apparences, pour la Syrie comme pour l’Iran, la menace d’une intervention armée n’est pas définitivement écartée. Cela d’autant que les Gardiens de la Révolution, les Pasdaran, État dans l’État iranien, commencent à renâcler violemment, s’insurgeant d’un rapprochement jugé trop hâtif avec Washington. L’option militaire reste par conséquent sur la table des négociations, une dimension à ne pas perdre de vue. Ce pourquoi, en dépit des gages de bonne volonté qu’avait commencé à multiplier le nouveau président iranien Hassan Rohani, tels les grâces libératoires accordées à certains opposants incarcérés, le président Obama avait, l’avant-veille du sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, jugé utile de rappeler, que le recours à la force contre l’Iran était toujours d’actualité… il n’excluait pas d’invoquer le cas échéant le National Defense Authorization Act l’autorisant à lancer une action militaire d’envergure sans approbation du Congrès.
Pour ne pas conclure, il faut préciser que les événements affectant actuellement le Levant, et par extension ou par contre-coup l’Iran et le Caucase, ne peuvent être compris ou interprétés hors d’une « grande stratégie de l’Empire américain ». C’est en effet à l’aune des grandes transformations géopolitiques en cours dans le monde, principalement dans le monde arabo-musulman de l’Atlantique à la Mer d’Oman – mutations visibles de tous mais incompréhensibles des non-initiés – que doivent finalement s’appréhender plans implicites ou explicites, de recompositions géopolitiques – précédées de démantèlements – des États-nations nées au Maghreb et au Machrek après la Seconde Guerre mondiale et portés par l’élan du nationalisme arabe. À ce titre et à la lecture de la carte des guerres et des balkanisations en cours au Proche-Orient, il ne faut pas être grand clerc pour apercevoir que l’éventuel dépeçage de la Syrie augure celui de l’Iran… et une recomposition étatique du Caucase sur des bases ethniques et confessionnelles.
Processus qui s’inscrit dans une logique globale qui, si elle n’est pas inéluctable, n’en sera pas moins difficile à inverser… sauf changement de paradigme dans les rapports de forces internationaux. Dans ce contexte, la crise syrienne doit être perçue comme la première ligne de défense de la Russie destinée à garantir le nord Caucase. L’attitude et la fermeté russes dans le dossier syrien s’expliquent de cette façon. Nous avons là une contre-stratégie qui apparaît maintenant au grand jour, mais sans que rien n’interdise de supposer qu’elle n’ait été à l’œuvre depuis longtemps et dans le plus grand silence, cela depuis les années de guerre froide. Après tout, la Route de la soie ne se rouvre-t-elle pas lentement, sans les États-Unis, entre Chinois, Russes et accessoirement avec les Allemands ? Or rien n’interdit de penser, en dépit des revers subis par la rébellion sur le champ de bataille syrien ou les déconvenues diplomatiques qui y sont liés, qu’une nouvelle guerre froide Est/Ouest ne s’esquisse au sein d’un nouveau monde désormais multipolaire.
Enfin, dans la mesure où les États-Unis répugnent aujourd’hui – face à une opinion publique américaine de plus en plus hostile à toute guerre et à toute confrontation directe, notamment terrestre – la réduction de l’Iran et son absorption par le grand Marché unique planétaire pourrait aussi bien s’atteindre par la déstabilisation du Caucase, cela grâce à l’islamisme radical. La voie suivie pourrait être celle de la création d’éventuels émirats wahhabites, ou mieux, la construction d’un Grand Azerbaïdjan qui absorberait le Haut-Karabagh avant d’annexer en fin de processus l’Azerbaïdjan oriental iranien. Le quotidien Le Monde ne titrait-il pas à ce sujet le 5 avril 2012, de façon assez emblématique : « Israël-Azerbaïdjan : le nouveau front anti-iranien ? »
Suivant cette dynamique, la République islamique d’Iran serait ainsi appelée à se morceler, tout comme l’Irak ou la Syrie en sont aujourd’hui précisément menacés. Nous sommes bien entendu, à ce stade, dans le domaine de la pure prospective. Néanmoins ce projet encore à peine esquissé de Grand Azerbaïdjan trouve sa place naturelle dans la logique de la grande stratégie d’encerclement évoquée plus haut et que rien dans l’évolution des faits et des crises ne vient jusqu’ici démentir ou contredire.