Lundi 30 juin à 19h12, Laurent Joffrin, mandaté par les principaux actionnaires (Patrick Drahi et Bruno Ledoux) mais pas encore patron de Libé, passe son grand oral devant la rédaction du quotidien. Deux jours plus tard, le personnel le bombarde directeur de la rédaction à 12 voix près : 112 pour, 100 contre, et 14 blancs. Pas vraiment un plébiscite. Il emmène dans ses bagages Johan Hufnagel, rédacteur en chef de Slate. Après la recapitalisation (18 millions de Drahi), la décapitation : 50 journalistes sur 180 vont sauter. La moitié de ceux qui ont voté contre Joffrin ?
Le mot qui n’a jamais été prononcé : bienpensance. Qui est pourtant à l’origine de la déchéance de ce journal. On a beau leur crier sur tous les toits que la soumission à la pensée dominante et le relais aveugle du libéralisme dominateur sous couvert d’avancées sociétales sont un suicide à la fois moral et commercial, non, il faut qu’ils continuent à écrire leurs articles déconnectés du réel d’en bas. Non pas que le réel soit populiste, et que la rédaction de Libé lutterait contre un état naturel injuste des choses par la culture (projet initial de la gauche par rapport à la droite, qui entérine les inégalités), mais quand même, soutenir envers et contre tous le mariage gay, humilier les familles et les catholiques (du coup passés à droite), imposer l’ignoble couple GPA/PMA au profit d’une caste minoritaire et privilégiée, applaudir Taubira la dingue et son programme anti-français, cacher la vérité sur Pierre Bergé, passer son temps à dénoncer le FN alors que ce parti récupère par wagons entiers les déçus et cocus de la gauche, hurler à l’antisémitisme dès qu’un juif trébuche dans la rue ou trouve que le Net n’est pas à son goût ou à ses pieds, comme si BHL et Jakubowicz étaient aux commandes du journal, suivre les oukases du Monde sur la campagne anti-Assad, la liste est interminable des choix éditoriaux désastreux.
Le pire, c’est que les médecins qui arrivent, avec leur idéologie commerciale glauque, ont dans leur sacoche des remèdes encore plus néfastes. Au cours des 35 minutes d’un insipide monologue, Joffrin finira, après moult circonvolutions, à évoquer la possibilité de vider le quotidien de ses infos pour en faire un ramasse-pub. À ce propos, reconnaissons que la proposition de transformation du canard en putain surmaquillée pour annonceurs est évoquée sans chichis. Mais laissons parler le Sauveur :
Laurent Joffrin :
« Il s’agit de bâtir ensemble un nouveau projet… Une voie de gauche, non-conformiste, indépendante… En un mot il s’agit de faire un nouveau Libération… Et transformer Libération en journal de l’ère numérique… Et il y aura à cet égard un nouveau pacte d’indépendance… L’indépendance du journal est garantie… Libération c’est le journal le plus libre de France, et il n’y a pas de raison que ça change… Donc Libération doit être le journal de toute la gauche, de toutes les gauches. »
Arrêt sur image. Après un triple éclat de rire (de gauche, non-conformiste, indépendante), voici un nouveau Libération. Il y a eu tellement de nouvelles formules, qui toutes ont foiré. Ce n’est donc pas la forme, à l’origine de la « formule », qui est en cause, mais le fond. C’est le « fondule » qu’il fallait changer mais ça, ça n’a jamais été imaginé. Et puis cela aurait été admettre que le journal est basé sur des principes faux, ou perdants. Ce que pourtant la suite a prouvé, régulièrement, scientifiquement, jusqu’à coller sous le nez du journal des chiffres alarmants comme des gifles : décrue vertigineuse des ventes en kiosques, réduites à 30 000 (officiellement), soit la réduction à un public parisien (ce à quoi il sera répondu que « les kiosques souffrent »), désintérêt pour le site (les journalistes n’étant pas prêts à mourir pour lui, ou à fournir quelques papiers à titre gracieux), lâchage des plumes (Aubenas vers le Nouvel Obs)…
Les effectifs étant corrélés aux ventes, le nombre des salariés de Libé passera de plus de 300 à 260 en 2014, dont 190 journalistes. Une armée de gratte-papiers pour produire une telle bienpensance, inutile car accessible partout et gratuitement... Une faute à peine imaginable. Alors oui, il faut changer le logiciel de gauche. Zemmour disait, en substance : Mélenchon ne discute pas l’immigration, il fait 6 % aux européennes ; Marine Le Pen la remet en cause, elle monte à 25 %. Cela ne veut pas dire que la gauche doit devenir raciste, à supposer que Marine Le Pen l’était, mais qu’elle doit faire face aux problèmes actuels, et non rester arc-boutée sur ses principes, qui ont fait la preuve de leur inanité.
Joffrin désigne l’ennemi :
« Y a deux forces idéologiques qui montent, et qui sont redoutables, y a le libéralisme d’un côté, qu’est là depuis 30 ans maintenant mais qui ne cesse de marquer des points, et de l’autre côté y a le nationalisme… pas seulement Le Pen, y en a d’autres, et donc là y a un combat politique à mener. »
- Enfin un vrai patron de gauche
Sauf que ce combat, Libé l’a perdu depuis 2005, date à laquelle son actionnariat s’est ouvert à Édouard de Rothschild. Ce n’est pas interdit ni scandaleux économiquement, mais cela limite les options, comme disent les Américains. Et puis, critiquer le nationalisme, qui est devenu le refuge de la vraie gauche, c’est encore une erreur de tir. Libé tire sur ce qui aurait dû être ses propres troupes. Rattraper ses fugitifs avec des balles en fait des ennemis à vie. Libé a été abandonné par les déçus du gauchisme. Joffrin a beau dire, un peu comme Hollande avec la finance, que l’ennemi c’est le libéralisme, ses patrons doivent bien rigoler. Le petit mensonge pour contenter une rédac qui rêve peut-être encore de Grand Soir… Comment peut-on avaler un tel boa ? Comment ne pas se lever et partir, avec honneur, plutôt que d’organiser des réunions syndicales contre la direction ? Le mal est déjà fait…
Passons à la méthode du docteur Joffrin pour sortir de la nasse :
« Si Marine Le Pen est à 25 % y a peut-être des raisons… Il faut s’immerger dans la réalité, ce que vous faites déjà, mais il faut le faire encore plus… Donc il s’agit de réinventer la gauche, petite tâche, mais il faut réinventer… Et puis il y a un problème avec le journalisme, le journalisme est mal vu… Par amalgame tout le monde finit par être pris par le même jugement qui est que nous sommes de connivence avec les puissants, nous sommes une région de la classe dirigeante… Donc le journal doit être un contre-pouvoir. »
Pas un rire dans la salle. Fatalisme ou surdité ? Libé, un contre-pouvoir, avec Joffrin et Rothschild ? Et Joffrin parle de « s’immerger dans la réalité », et de « réinventer la gauche ». Libé, un contre-pouvoir, avec BHL et Bergé dans son actionnariat, canard à la solde de tous les combats iniques des intouchables minorités dominantes contre la majorité des Français, beaufisés, dénoncés, rabaissés, insultés. Dramatiquement risible. Maintenant, le vrai job : il faut achever ce canard malade, déplumé, déjà vidé de ses tripes, et dégraisser la rédac. Sortir la mitrailleuse. Sous le bobo, le SS.
« Ce que j’appelle le virage numérique de Libération… Moi qui viens du papier… je peux dire que c’est plus tellement là que ça se passe… Nous ça nous pose des problèmes économiques évidemment assez graves parce que beaucoup de gens consomment l’information gratuitement mais si on se place du point de vue de la société et du citoyen, c’est un progrès formidable… C’est une espèce d’utopie du XIXème siècle… Donc le journal qui n’a pas une position stratégique dans ce domaine-là est un journal condamné, c’est clair, c’est un journal condamné. »
Là on entend une mouche de six tonnes voler. C’est un choc dans l’assemblée. Heureusement, Doktor Joffrin sait comment ressusciter le volatile en phase terminale. Un frisson d’espoir traverse la foule des condamnés, qui se voyait déjà dans la fosse (ou en vacances avec de grosses indemnités). Herr Doktor vient tuer, mais il vient aussi sauver. Ouf, bienvenue dans l’ère numérique. L’essentiel du discours de Joffrin tient en une petite phrase, mais il faut beaucoup d’eau pour la pilule.
« Et puis il faut que chaque canal, qu’il y ait un responsable des réseaux sociaux, mobiles, etc. il faut s’en occuper, beaucoup. Donc ça veut dire qu’on change le centre de gravité, progressivement, le centre de gravité de l’activité du journal se modifie progressivement, enfin aussi vite que possible, pour être en phase avec cette ère numérique. Et puis évidemment ça a des conséquences sur la formule papier, que nous déterminerons ensemble, évidemment, mais ça a des conséquences importantes, on peut plus faire le quotidien de la même manière dès lors qu’on considère que Libération s’exprime d’abord sur le web, on peut pas le faire de la même manière. Alors je vais résumer, c’est caricatural ce que je vais dire, en gros, ce qui ressortait du quotidien, passe sur le web, encore que y ait aussi des papiers magazine... Grosso modo ce qui ressortait du quotidien passe sur le web, et le quotidien devient un magazine de tous les jours, ce qui est pas d’ailleurs totalement désarçonnant pour Libération, puisque Libération a toujours été un quotidien magazine, simplement c’est que la partie magazine sera beaucoup plus développée, mais à chaud, alors c’est très difficile à faire, c’est une tâche quasi-herculéenne mais je ne vois pas comment on pourrait échapper à ce défi… Alors évidemment tout ça a un corollaire c’est qu’il faut y trouver un nouveau modèle économique… Le print produit une grande partie des ressources… De faire du journalisme ça coûte cher, et de faire vivre correctement 200 personnes ça coûte cher donc il faut demander aux lecteurs de payer, pas tous les lecteurs… J’aurais une préférence pour un système au compteur… Je ne sais pas si ça marche… Et donc faire en sorte que le contenu du web monte en qualité et en richesse, forcément, on peut pas vendre aux gens des dépêches d’AFP plus ou moins réécrites, c’est pas possible, ça. »
C’est effectivement l’impression désagréable qu’on a en zonant sur le site de Libé. Il va falloir être très fort pour faire payer le chaland, quand les « pure players » souffrent déjà. La suite est anecdotique :
« Et puis il faut créer chais pas, des verticaux, des sous-sites sur nos points forts d’une part, attirer de l’audience, et sur des, c’est pas forcément les mêmes, sur des sujets dont on pense qu’ils attirent les annonceurs, du journalisme j’entends, mais dont on pense qu’il y a des marchés publicitaires à la clé, et dans hypothèse-là on peut dépasser les recettes sur le web… Et y a des propositions par exemple de faire un site culturel avec un système de critiques, de guide, et de vente de billets, peut-être que c’est possible, j’en sais rien faut étudier la question… Si je résume, un nouveau journalisme, une nouvelle gauche, et un nouveau Libération, modeste comme ambition. »
Ha ha, sacré Jo, la pointe d’ironie, à la fin, en as de l’épée. Bon, on va résumer, pour les 200 et quelques condamnés au bord de la fosse : une énorme charrette, doublée d’une surcharge de boulot pour les survivants, une usine à papiers pour augmenter le maigre flux du site, des blogs et forums à animer à mort au lieu de pester contre la direction de droite (pourtant ça entretient la gauche), un don de soi qui équivaut à un adieu aux horaires syndicaux avec 12 heures d’esclavage par jour, des articles qui tortillent du cul devant les annonceurs et qui montrent un peu les nichons (le blog intello sexy des « 400 culs » est déjà le premier en flux du site « d’informations », mais chut), et enfin, un magazine quotidien qui ne le restera pas longtemps, car personne ne voudra d’une merde « life style » payante, et qui finira en ramasse-pub du week-end, comme partout.
Point de gauche là-dedans, l’investigation prônée par Joffrin l’enchanteur qui s’arrête aux principes intangibles fixés par les actionnaires, que du libéralisme bien cru bien saignant mais sapé à la mode sociétale, et de belles perspectives de reprise de lutte sociale au cœur du journal (revival marxiste ?), un truc qui ne touche plus le public : la souffrance existentielle des journalistes laisse le Français de marbre. Les sidérurgistes en colère, c’était autre chose. En vérité, ce n’est pas le journaliste, mais le collabo dans le journaliste que le Français déteste.
Quand même, au fond, une question un peu franche et mal tournée nous taraude : comment a-t-on pu écrire des articles aussi cons pendant des années et penser que tout continuerait comme sur des roulettes ? Les salaires dodus, l’image positive, les ventes conséquentes ? On serait des salauds qu’on applaudirait cet enterrement brutal, mais il y a une leçon à retenir de ces 40 ans de maljournalisme quotidien : si on ne peut pas gouverner contre le peuple, on ne peut pas non plus informer contre lui.