Extrait de Jean Cau, Les Écuries de l’Occident : traité de morale (1973)
Il m’aura fallu des années de réflexion et de lucidité afin d’oser mettre en question l’égalitarisme sacro-saint qui fut mon miel et mon lait jusqu’à de récentes années. Oui, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’il ne m’était plus possible de penser, parce que je me retrouvais toujours face à des murs et coincé dans un labyrinthe sans issue à l’atmosphère polluée d’odeurs de décomposition.
En vérité, je n’osais pas mettre en doute le dernier avatar de l’égalitarisme : la démocratie. J’opposais celle-ci à ce qui m’apparaissait faussement son contraire et qui n’est en réalité que sa logique : le communisme hyper-égalitariste, totalitaire, producteur d’esclaves asservis par une éthique du devoir formel et fille très naturelle (sous le vernis économique du « socialisme ») de la morale la plus petite-bourgeoise qui soit.
Il aura fallu d’une part que j’assiste à l’avachissement et à l’avilissement masochiste de nos sociétés occidentales, d’autre part que je découvre le visage effroyablement médiocre du communisme pour que j’ose me demander si leur faillite commune n’avait pas même origine et mêmes raisons : le culte – bien qu’il fût célébré par des prêtres divers – du même veau.
Je n’osais pas m’interroger sur les véritables raisons de la désespérance contemporaine et de la mort chaque jour un peu plus consommée des vraies dignités et de la vraie joie. Je n’osais pas m’avouer que l’égalitarisme était le coupable parce qu’il tuait l’individu et faisait de nos sociétés des agrégats de moutons bêlant les « bêê, bêê… » d’un humanisme vidé et désormais niveleur. Je n’osais pas me demander pourquoi, de Moscou à Washington et de Londres à Prague, les peuples méprisaient doucement ou violemment les bergers du troupeau. Je ne comprenais pas la décadence qui nous aspire en ses marais parce que je n’osais pas voir qu’elle est celle d’esclaves sans maîtres – sans vrais maîtres de morale et toujours prêts à en être les héros. Je n’osais pas dire qu’il n’est que deux aventures pour l’homme toujours esclave : ou bien être fondu dans la masse égalitariste et le malheur d’un entre-esclavage démoralisé avec comme seul but de devenir ce qu’il méprise : un esclave promu ; ou bien la reconnaissance du maître et l’établissement entre ce maître et lui d’un rapport d’admiration et de respect d’où surgissent la joie et l’amour. Car le vrai maître ne méprise pas (le bourgeois, oui !) puisqu’il joue vie et morale sur le même tableau et puisqu’il protège. Car le vrai maître est digne d’être puisqu’il accepte d’être héros. Car le vrai père, s’il châtie, c’est par amour et parce qu’il est prêt, pour le fils, à se sacrifier et à mourir. Car le vrai homme respecte la femme. Et la protège. Et l’aime. Car l’esclave, par-là, s’investit de dignité et d’une force qui l’égale, s’il le veut – mais par le haut ! – à celui qui lui propose une image qu’ils reculent et haussent ensemble.
Cependant me tenaillait, pendant des années, cette contradiction : si je ne fais pas miens les thèmes politiques et intellectuels de la (bourgeoise) gauche (fût-ce en les sachant utopiques) je suis un « traître » à… disons mes origines ; mais, d’autre part, si je les fais miens, je ne pense pas. C’était la question. Quelques efforts et peut-être une santé et un courage intellectuels m’aidèrent à comprendre que c’était la bourgeoisie, avec ses remords chrétiens ou plutôt avec sa morale chrétienne mais dégénérée en seul remords et ses hontes de n’être pas digne, qui essayait de coller à ma peau cette tunique de Nessus. Or donc, en rupture d’une part de bourgeoisie intellectuelle de gauche dont je reniais l’accueil et, certes, d’autre part, de « classe ouvrière » par contre-coup, qu’allais-je devenir, pauvre malheureux ? « Très simple, une ordure ! » répondront, je suppose, quelques-uns de mes anciens amis avec une vigueur de langage fort expéditive. En effet, l’intelligentsia de gauche n’y va pas par quatre chemins bien que sa pratique du monde soit en parfaite contradiction avec les impératifs austères de politique et de morale qu’elle professe. Comme si elle voulait rattraper en vertu de langage ce qu’elle rend aux pompes de ce monde. Mais laissons cela qui n’offre pas d’intérêt sinon de bonne polémique et n’amuse plus personne.
Je savais, en fait, fort d’une violente intuition, qu’il était possible d’échapper au dilemme : ou bien tu es un bourgeois salaud, ou bien un intellectuel utopique, irresponsable et, en ses plus profonds lointains, de mauvaise foi.
Il suffisait de ne plus penser cette pensée commune à la bourgeoisie et à son intelligentsia de gauche – l’égalitarisme – et de refuser de jouer un jeu d’analyse et de compréhension qui était parfaitement stérile. Ce me fut, je l’avoue, une véritable illumination. Allons-y ! J’y allais !
Il n’est pas vrai que l’égalité soit le premier souci naturel et « moral » des hommes. Non plus leur besoin. Ce qu’ils veulent, ce qu’ils désirent, ce qu’ils espèrent, toujours, c’est avoir des maîtres admirables. Là, je l’ai déjà dit, sur ce béton se fonde toute véritable morale d’amour, de respect, d’échange et de joie. Bien peu d’hommes, certes, sont capables d’être ces maîtres-là… Dans une bande de babouins, que surgisse la menace d’un prédateur et aussitôt le chef se jette à l’assaut et ne recule jamais devant le risque d’un combat inégal. Il arrive que le prédateur recule ; il arrive que le chef meure. Mais la bande est sauvée.
Or, les bandes que sont les nations d’Occident errent, sans maîtres et sans mythes. Le nazisme et le stalinisme ont donné à nos sociétés une horreur et une terreur intellectuelles du maître (je dis intellectuelles parce qu’il faudrait, pour le reste, y voir de plus près…) et je me souviens des sarcasmes des bons esprits lorsque le général de Gaulle n’hésita pas à se qualifier de « guide ». Ce mot, aux oreilles trop sensibles, sonnait comme un bruit de bottes en nos temps de pantoufles… Les hippies, eux, y vont plus franchement. Christiques, c’est pieds nus qu’ils arpentent le rêve.
Sans mythes. Sans maîtres. Pudiquement on dit sans « idéal » ou sans « grand dessein » (de Gaulle), mais pourquoi taire que l’idéal ou le grand dessein exige, individuelles, ses incarnations et ses porte-torches sauf de voir sociétés d’hommes ou de babouins s’écrouler dans les anarchies et les folies brassées ?
Si je suis d’un œil très froid mon itinéraire, je dois aussi me demander – et ne laisser ce soin à personne – si l’argent que me rapportent l’encre et la plume ne m’a pas « corrompu ». Je pourrais évidemment poser le problème autrement et me demander sec si ce n’est pas l’absence d’argent qui corrompt certaines réflexions hostiles, et je pourrais me demander enfin si toute discussion qui se débat à ce niveau vaut la peine d’être honorée. En France (et non aux États-Unis) depuis l’avènement de la bourgeoisie arrivée au faîte grâce à l’argent, il se trouve étrangement que celui-ci est maudit des lèvres s’il est adoré dans le secret des cœurs très mous. Au faîte grâce à l’or, notre bourgeoisie sait que la matière de sa pyramide est vile et n’a jamais eu l’orgueil américain de sa fortune parce qu’elle s’est enfoncée dans cette idée que l’argent était fin et non moyen. L’or lui était bouclier. Il était arme pour la jeune bourgeoisie pionnière américaine. En cette occurrence, l’intellectuel français se croyait obligé, nouveau moine (mais oui !), de prononcer le vœu d’obéissance à l’utopie et de pauvreté au monde. Si tu es « pauvre », je te crédite de vérité ; si tu ne l’es pas, je t’accuse des gangrènes du mensonge et des complaisances traîtresses avec l’ennemi. Le métal de ton collier a fait de toi un chien de garde.
Et voilà comment on terrorise une pensée et comment on paralyse une lucidité et même un courage au nom d’un catharisme qui ne devrait juger que ceux qui le prêchent puisqu’ils accusent l’autre, en fait, d’être celui-là qu’ils seraient devenus, eux, si… Vraiment, je vous assure que « l’appareil » destiné à empêcher de penser mais qui oblige à toujours faire révérence à l’utopie est bien monté en tous ses rouages.
De cela, aussi, je me suis débarrassé. Je n’ai pas discuté le fonctionnement (marxiste ?) de l’appareil. Je l’ai, à mon usage, brisé et j’ai refusé d’être intimidé par la perfection apparente de ses ressorts.
Il est vrai que je joue le jeu d’offres et de demandes de la société qui, en France, est la nôtre. L’aspect protéiforme et « tous terrains » de mes activités – du roman à l’essai-pamphlet en passant par le journalisme, la chronique tauromachique et même la comédie-vaudeville — irrite certains et ne me crédite pas du sérieux papal et pincé dont il est de mode de s’enduire en ces temps socio-philosophiques. Mais il me plaît de n’avoir point ce sérieux-là et de m’offrir les divertissements ou les gravités d’une écriture entièrement libre. Je n’ai jamais eu souci de me composer un personnage et l’imprudence, à cet égard, est mon fort même si celle-ci fait que tel lecteur à force par moi d’être déconcerté me rejette. Il faut en effet qu’on s’y fasse : je suis capable de monter sur les remparts de Troie dans ma robe de Cassandre et, redescendu, de jouer aux billes sans arrière-pensée et sans remords. En d’autres siècles et si j’eusse été musicien, j’aurais composé des messes et, au sortir de l’Église, des divertissements gracieux. Homme d’action, je ne le suis pas. Lorsque j’étais adolescent, hanté de tous les possibles, j’ai eu la fascination de l’action car mon corps et ma vigueur secouaient mon intelligence et souvent avec elle faisaient mauvais ménage. Le résultat fut que je n’ai jamais été un pur intellectuel : mes origines, mon éducation (absente selon les critères bourgeois qui la définissent), ma vigueur, cette pente mienne à ne jamais m’enivrer d’une idée sans l’éprouver au feu d’évidences souvent complètement inactuelles et scandaleuses aux yeux du siècle et de ses modes, cette volonté de me demander toujours de quel poids de vie et de chair pesait un raisonnement, m’ont préservé de la désincarnation. En outre, lorsque le Destin a fait de moi un écrivain, j’ai vite compris que l’écriture et l’action n’avaient rien de commun sauf d’être un imposteur de l’une ou de l’autre. César, Napoléon et de Gaulle ne sont pas là des exceptions : ils n’ont pas écrit de roman.
Mon éducation religieuse a été simple. J’ai été évidemment baptisé et j’ai fait mes deux communions dont celle qu’on appelait admirablement « solennelle ». À cette occasion, j’ai enfilé mes premiers pantalons longs comme le jeune Romain se drapait dans la robe prétexte. Mes parents ne m’ont jamais parlé de Dieu. D’abord parce qu’ils n’avaient pas les mots pour le faire ; ensuite parce que c’est un sujet délicat ; enfin parce que Dieu et ses prêtres représentaient un ordre devant lequel, cirons, ils eussent trouvé inconvenant de trépigner. Mes grands-parents avaient une foi paysanne taillée dans la pierre ; mes parents, avec leur venue à la ville et l’évolution de la société et des mœurs, ont éprouvé la dilution de la foi mais continué de ne pas mettre en doute les rites et les formes bien qu’ils n’aient pas sacrifié aux pratiques religieuses. Ainsi, le jour où ils fermeront à jamais les yeux, il serait tout à fait impensable aux vivants qu’ils sont encore pour mon bonheur qu’un prêtre (s’il en reste !) ne fût pas présent et que leurs dépouilles ne fussent point honorées des bénédictions sacrées. Pour ce qui me concerne, le christianisme dont j’ai été imbibé a enfoui en moi le sens du sacré et je rends au moins cette grâce à la religion de mes pères de m’avoir préservé de l’infâme sécheresse laïque. Le christianisme m’a appris à vivre et à interroger les mythes. De lui j’ai retenu ce dont il se vide frénétiquement aujourd’hui : la force des mythes et la beauté de son chant profond. Christ-Seigneur et non point super-star guitariste. Dieu jaloux, terrible et injuste (Vive le Jansénisme et sa grâce incertaine !) et non point pépère qui laisse faire laisse passer.
De mes conduites, je le répète, je n’éprouve aucune honte et aucun remords car je n’ai jamais offert que ce que je croyais.
Faut-il être clochard pour avoir droit au dire sans être montré du doigt ? Non, il y a quelques autres issues : distraire une partie de sa fortune de milliardaire, en obole, pour financer des journaux gauchistes est bien venu. Vous pouvez aussi posséder, grâce à votre génie de peintre, une fortune absolument incalculable que vous couvez d’un œil avisé. Le péché est véniel si, en balance, vous êtes membre du Parti communiste. Assez, donc, sur ce sujet.
— On dit que vous êtes devenu un homme d’ordre.
Le journaliste, assis sur une fesse, me posait cette question-affirmation d’une voix étale mais avec un ferme et doux reproche dans le regard. Allais-je lui demander s’il était homme de désordre ? Harassantes conversations ! Lassantes explications ! Oh, je sais, je suis entraîné à la traduction et mon journaliste voulait dire en clair : « Vous êtes devenu un homme de droite. » Que répondre ? C’est, Monsieur, partout où la gauche est au pouvoir que règnent les ordres les plus brutaux et les plus stricts. Alors ?
Non, mon souci n’est pas d’être homme de désordre ou d’ordre. Ce clivage est absurde et relève de conduites et d’analyses mortes. Pour mémoire, de Gaulle, homme d’ordre, fut celui qui apporta dans les structures de la IVe République, ordonnées dans leur désastre, les plus grands bouleversements et, paradoxalement, on lui reprochait d’instaurer l’ordre alors que, pour reconstruire, il détruisait. En outre, les vertus romantiques du désordre ne m’apparaissaient pas évidentes. Tout contrat social est vide s’il ne dose pas le degré d’ordre nécessaire à la survie d’une société et la dose de désordre sans laquelle le surgissement de l’individu n’est pas possible. L’évidence est là : sur le terrain de l’ordre une liberté est possible à condition que celle-ci ne sacrifie pas au démon égalitariste. Sur le terrain de l’anarchie, pousse toujours l’ordre – au front bas et aux sourcils rapprochés – des polices et des geôles. Surgissement de l’individu ou de quoi que ce soit : de l’œuvre d’art, par exemple. Tout vit de contraintes : une œuvre, un style, un amour. Tout.
Ce n’est pas l’ordre « à tête de bœuf » que je souhaite, mais j’observe que le consensus démocratique est brisé et que l’ordre, pour demain, est inévitable. Ce n’est pas une pensée sentimentale, généreuse, humanitaire et égalitariste qui nous tirera de là. Refusant ce qui doit être distingué, elle nous précipitera au contraire vers des antagonismes qui feront de nous non pas des adversaires mais des ennemis. Alors se déclenchera la guerre civile dont l’issue débouchera sur la pratique inverse de ce qui la déclencha. Nous aurons des maîtres. J’ai peur qu’ils ne soient bêtes. J’ai peur qu’ils ne soient acculés à la bêtise et qu’ils ne nous présentent une note formidable pour prix de notre survie. Où iraient-ils puiser les vertus admirables grâce auxquelles se définirait une morale qui recréerait, sous leur règne, un consensus d’ordre en lequel les « distinctions » seraient reconnues et acceptées et non point dégradées en privilèges abjects vidés de mérite ? Il s’agit de réfléchir à cela…
Généralement, l’Intelligence contemporaine s’y refuse et parle et écrit pour ne rien dire. Avec une habileté et une virtuosité étonnantes, elle se livre à des exercices de style et a mis au point un organon scolastique à l’intérieur duquel elle réfléchit comme salivent les chiens de Pavlov. Livres, essais, articles, une fois tracées les premières phrases, paraissent relever d’une écriture automatique et, comme on le dit d’un peintre, il suffit de connaître « la manière » de deux ou trois écoles de pensée à la mode pour pouvoir produire à son tour des sommes ou des soties marginales sans s’attirer de foudres sérieuses. Jamais peut-être n’a-t-on autant écrit à côté pour cette raison que jamais n’est mise en question la logique même de l’organon. Nul ne veut se demander si l’ange existe car il devrait renoncer à discuter de son sexe ! Si la presse et l’édition avaient fleuri, dans Byzance assiégée ou lorsque l’étreinte barbare se refermait sur Rome, nous serions émerveillés de voir combien étaient rares et subtiles les analyses des intellectuels de l’époque. Il n’empêche que le barbare avançait.
J’avoue, pour ce qui me concerne, que le général de Gaulle aida à mon éveil. Enfin, le grand homme était parmi nous, aux chausses duquel aboyaient les partis – sécrétions ! – de la démocratie égalitariste à bout de souffle. Enfin, le maître admirable était en tête de la horde.
Malraux lui disait : « Vous êtes le dernier chef antifasciste de l’Occident… » Qu’est-ce à dire vraiment sinon que le gaullisme fut la chance de la liberté dans le despotisme ? Phénomène exceptionnel et qui ne se renouvellera pas si facilement, mais en lequel, pourtant, je voudrais lire le seul avenir possible, id est qui ne m’effraie pas et ne me donne pas à choisir entre la poigne ou le knout de tyrans implacables. À de Gaulle, une certaine droite, je sais bien ce qu’elle reproche : d’avoir été despote et non pas créateur d’un apparat et d’une métaphysique fascistes. Le pouvait-il, vieil homme, sans emprunter quelque chose aux idéologies contre lesquelles il s’était dressé parce qu’elles avaient vaincu non pas la République d’Albert Lebrun – oh non ! – mais la France ? D’ailleurs, les réflexes de de Gaulle étaient despotiques et non point fascistes.
J’imagine l’amertume de Quichotte qui tenta « de dresser la France contre la fin d’un monde ». Il se demande : « Ai-je échoué ? D’autres verront plus tard. Sans doute assistons-nous à la fin de l’Europe. Pourquoi la démocratie parlementaire qui agonise partout créerait-elle l’Europe ? » Il ajoute : « Je n’ai jamais cru bon de confier le destin d’un pays à ce qui s’évanouit (la démocratie) lorsque ce pays est menacé. » On ne saurait être plus dur et je m’ébahis que ces phrases terribles soient passées comme lettre à la poste. Décidément, notre malade est si mal en point qu’elle n’entend même plus les visiteurs qui, à voix haute, parlent à son chevet de sa fin prochaine. Despote éclairé mais, nous le vîmes en mai 68, plutôt prêt à mourir sacrificiellement qu’à se porter, armé, en tête de la bande pour assurer son salut car, cette fois, l’ennemi n’était pas l’étranger mais le Français jeté aux égarements. Un providentiel défilé de rue évita à de Gaulle de poser que son idée de la France était au bout des canons des chars qu’un commandement eût peut-être fait dévaler sur Paris. Ses successeurs n’auront pas, je le crains, cette chance et ce charme.
Partout, en France et en Occident, il sera probablement impossible de nous hisser hors des fosses d’anarchie sans que les cordes ne nous meurtrissent les aisselles. Et chaque jour qui passe augmente la brutalité demain nécessaire tant nos piétinements abaissent plus profond le niveau des abîmes.
Hissés au jour, quel soleil nous éclairera ? Celui de l’ordre rouge et de sa hiérarchie bureaucratique, avec le moralisme policier adéquat qui essaiera de se désaltérer aux sources taries d’une utopie stérile ; ou bien celui de parades néo-fascistes avec des mythes de théâtre désormais sans racines tant celles qui viennent d’être arrachées dressent encore leurs bras effrayants vers le ciel.
Ou bien celui des despotes qui n’auront pas peur d’être forts parce qu’ils se sauront assurés d’être préservés des ivresses et des houles d’adoration que roulent vers eux les peuples qui, pour vivre, veulent passionnément mourir ou tuer. Espèce rare. La question est de savoir si de Gaulle en fut le premier ou le dernier représentant. Pourtant, hors du règne du maître admirable, il n’est pas de salut qui ne nous donne le frisson et ne nous oblige pas à nous demander ce que, sauvés, nous vaudrons. On le voit : mon espérance « luit comme un brin de paille dans l’étable ». Elle est étrangement vague et je mesure avec une ironie extrême les difficultés de mon rôle de marieur entre Nietzsche et de Gaulle. Rêver d’un androgyne mi-César mi-Brutus est facile ; lui prêter un langage l’est moins. En France – et dans toutes les nations d’Occident – des millions d’hommes voudraient croire mais ne savent en quels dieux et selon les tables de quelle religion et de quelle loi. Faim de croire qui si douloureusement creuse et dévore, qu’on imagine qu’elle puisse un jour accepter n’importe quelle nourriture. Déjà les jeunes en sont à croquer les uns de la drogue, les autres du Mao. « Donnez-nous à croire ! » De Gaulle, de sa besace, sortit tant bien que mal la France mais ce plat fut repoussé par la jeunesse qui lui reprocha de manquer de sel et de poivre.
Pourtant, en la gorge de millions d’hommes, il y a le chant qu’ils voudraient délivrer. Mais quelles paroles inscrire sur le rythme des mesures et vers quelle Jérusalem marcher ? C’est le secret de notre avenir.