À l’heure où les politiques d’austérité, fruits d’une crise bien mal nommée, s’étendent sur les territoires de l’Union européenne, la blogosphère dissidente en quête de révolte citoyenne s’enthousiasme un brin pressée sur le cas particulier des Islandais.
Des partisans de la Démocratie directe, aux défenseurs d’un État fort et centralisé, personne ne pouvait être insensible aux appels de phare récurrents nous indiquant que là-bas, en terre de glace, une révolution citoyenne, allant jusqu’à instaurer une assemblée populaire pour rédiger une nouvelle Constitution, aurait fait plier les banques responsables de la crise et le gouvernement corrompu du pays.
Généalogie d’une crise
La libéralisation de l’économie islandaise débuta en 1994 quand celle-ci accéda à l’Espace économique européen qui imposait la libre circulation des capitaux, des biens, des services et des personnes. Le gouvernement David Oddsson se lança alors dans un programme de vente des actifs de l’État et de dérégulation du marché du travail. La privatisation du secteur financier commença en 1998, et très vite l‘Islande se retrouva emportée par le souffle triomphant d’une finance internationale dopée aux crédits bon marché. Les trois principales banques du pays (Landsbanki, Kaupthing et Glitnir) se hissèrent même parmi les trois cents plus importantes banques du monde, leurs actifs passant de 100 % du produit intérieur brut (PIB) en 2000 à plus de 800 % en 2007 – un niveau que seule la Suisse dépassait… Le très influent Wall Street Journal déclara alors : « Les initiatives libérales d’Oddsson sont la plus formidable réussite du monde. »
Ainsi, en 2007, le revenu moyen islandais s’établit au cinquième rang mondial, devançant celui des États-Unis de 60 %. Mais parallèlement ces mêmes ménages furent endettés à près de 250 %… Un an plus tôt, une étude internationale classa la population de l’île comme la plus heureuse de la planète… Ou quand le bonheur semblait aussi simple qu’un crédit !
Mais patatras ! Le 29 septembre 2008 l’économie mondiale chuta brutalement après la faillite de Lehman Brothers. Deux semaine plus tard les établissements bancaires islandais suivirent la dégringolade sans fond, contraignant alors le gouvernement à re-nationaliser les trois premières banques du pays, pour un coût estimé à 80 % du PIB… La couronne islandaise perdit alors 60 % de sa valeur. Les prêts immobiliers et autres crédits à la consommation étant indexés sur l’euro, le dollar ou bien la Livre Sterling, les islandais virent leurs remboursements mensuels doubler, voir tripler : l’Islande était en faillite.
Faillite, FMI, et la « Révolution des Casseroles »
Le FMI arriva aussitôt au chevet du malade en lui apportant une aide de plus de 2 milliards d’euros, en contrepartie de mesures dites « d’ajustement » , et du dédommagement des épargnants étrangers de la filiale de Landsbanki : Icesave.
La banque en ligne Icesave comptait quelques 230 000 clients au Royaume-Uni, et plus de 100 000 clients aux Pays-Bas. Or Reykjavik avait garanti les avoirs islandais, mais pas ceux des épargnants étrangers. Donc en réponse, le Premier ministre britanique Gordon Brown gela les actifs de Icesave en Grande-Bretagne, et plaça l’Islande sur la liste des États terroristes ! La crise économique prit donc la forme d’une crise diplomatique quand La Haye et Londres, dès octobre 2008, exigèrent la restitution des quelques 5 milliards d’euros de dépôt de leurs citoyens.
C’est à ce moment là que la « Révolution des Casseroles » commença à faire du bruit. La population, refusant de se soumettre aux injonctions du FMI et d’assumer à elle seule la banqueroute des banques, se mobilisa par milliers en se retrouvant tous les samedis pour manifester autour du Parlement. Ces citoyens réclamèrent haut et fort la démission du gouvernement jugé responsable de la faillite du pays, ainsi que celle du directeur de la Banque centrale (un certain David Oddsson, ancien Premier ministre démissionnaire en 2005 pour bénéficier de ce poste).
Ainsi, le 23 janvier 2009, le Premier ministre Geir Haarde et toute son équipe démissionnèrent. Le 25 avril, des élections législatives anticipées, auxquelles 85 % des électeurs prirent part, plébiscitèrent un nouveau gouvernement réunissant les sociaux-démocrates et les écologistes de gauche. La population pensa enfin que ses velléités seraient écoutées. Mais ce nouveau pouvoir exécutif continua d’accepter les conseils du FMI : le Parlement ratifia un premier accord « Icesave » qui prévoyait le paiement par l’État islandais de 4 milliards d’euros, avec un taux d’intérêt de 5,5 % sur 15 ans… Le peuple redescendit dans la rue et demanda que la loi fût soumise à référendum.
Janvier 2010 : le président Olafur Ragnar, auquel la constitution de 1944 donne pourtant très peu de pouvoir, refusa de ratifier cette loi et annonça qu’il y aurait une consultation populaire. En mars un référendum eut lieu, 60 % des électeurs se déplacèrent, et le Non au paiement de la dette de Icesave l’emporta par 93 % des voix.
Un nouvel arrangement fut ensuite trouvé entre Londres et La Haye, mais en avril 2011 les citoyens opposèrent leur veto par un nouveau Non à un second référendum.
La Constituante
Durant ces années de forte crise on a vu comment la population islandaise avait su se mobiliser contre les décisions prises par leurs représentants. Mais malheureusement, cet élan émancipateur s’est quelque peu essoufflé, à l’image de la Constituante tant vantée sur la blogosphère.
En effet, quand en avril 2009 la coalition de gauche et d’écologistes prit le pouvoir, elle engagea un processus pour réformer la constitution datant de 1944. Une Assemblée constituante fut convoquée. Tous les citoyens de dix-huit ans révolus soutenus par au moins trente personnes pouvaient être candidats, à l’exception des parlementaires. Le 27 novembre 2010, 25 candidats sur 522 furent élus, mais la démarche n’aura finalement mobilisé que 36 % des électeurs…
De plus, le 25 janvier 2011, la Cour suprême invalida les résultats de l’élection de l’Assemblée constitutionnelle. Et comme un pied de nez aux revendications populaires, c’est le Parlement qui fut alors mandaté pour désigner les rédacteurs de la nouvelle constitution, élisant ainsi : 5 profs d’Université, 4 journalistes et présentateurs télé, 3 médecins, 2 mathématiciens, 2 directeurs de musée, 1 manager, 1 pasteur, 1 directeur de théâtre, 1 chef d’entreprise, 1 président de syndicat, 1 juriste, 1 porte-parole d’association de consommateurs, 1 fermier, et 1 étudiant !
Loin de représenter fidèlement la population de l’île, cette Constituante n’aura engendré que peu de débat. En effet, seulement 3 600 commentaires et 370 propositions, ont alimenté le processus via la « e-participation », soit respectivement 1,1 % et 0,12 % d’une population islandaise qui compte 320 000 habitants…
Conclusion
Les Islandais, qui furent les premiers touchés par la crise de 2008, ont su résister quelques temps, refusant par deux fois de payer pour l’irresponsabilité des banques, et faisant démissionner leur gouvernement. Néanmoins, la solidarité remarquable dont ont fait preuve les citoyens quand leurs finances étaient en grave danger, s’est progressivement éteinte quand il a fallu participer à l’élaboration de la nouvelle Constitution. Celle-ci devait pérenniser l’intervention citoyenne, avec notamment un rôle accru au recours référendaire. Elle devait aussi définir la responsabilité pénale des membres du gouvernement ainsi que la transparence et la pluralité des médias, affirmant plusieurs droits fondamentaux et incluant l’appropriation publique des ressources naturelles. Elle fut d’ailleurs largement approuvée par la faible quantité d’électeurs venus se prononcer en octobre 2012 (49,8 % de participation).
De plus le résultat de ce référendum ne peut s’imposer aux parlementaires islandais, ces derniers restent donc les seuls maîtres du processus… En effet, pour que le texte constitutionnel soit adopté, il doit être voté deux fois : une première par le Parlement actuel, et une autre par le Parlement issu de la prochaine élection législative, prévue en avril 2013…
Ainsi, force est de constater que les affaires politiques sont encore largement entre les mains des partis traditionnels, et que les revendications radicales pour une véritable société démocratique ont été largement dissoutes. D’ailleurs, les faibles taux de participation à l’élaboration de la nouvelle constitution et à son vote référendaire incarner malheureusement une désillusion progressive des citoyens, qui, il y a encore quelques temps encerclaient le Parlement en frappant fièrement sur leurs casseroles. Il semble donc, assurément, que pour se débarrasser de nos voleurs de pouvoirs, il faille être bien plus radical que nos amis islandais.
À noter que l’Islande avait entamé des négociations en 2009 en vue de son adhésion future à l’Union européenne… Celles-ci ont été suspendues hier (14 janvier 2013) dans la perspective des élections législatives d’avril qui pourraient amener au pouvoir un gouvernement eurosceptique, à l’image des récents sondages d’opinion qui révèlent que la population voterait majoritairement contre une entrée dans le sérail de l’Union.