Il y a quelques jours, j’ai publié un commentaire sur la performance du docteur Ilan Pappé dans l’émission BBC Hardtalk. Dans mon commentaire, j’ai expliqué que les difficultés rencontrées par Pappé pour clarifier son point de vue n’étaient pas dues aux méthodes coup de poing de son opposant, et certainement pas dues à un manque d’érudition ou de courage de sa part, mais simplement parce qu’Ilan Pappé, dans sa tentative désespérée de cacher la honte juive, est absolument incapable de prononcer le mot en J. En réalité, cela signifie qu’il fut incapable de mettre des mots sur le fait indéniable que la barbarie israélienne est, malheureusement, en totale cohérence avec une certaine mais pas moins commune interprétation de la culture, de la religion et de l’héritage juifs.
Dans un court article publié aujourd’hui dans Dissident Voice, William James Martin affirme que j’ai accusé Pappé de « lâcheté ». Ce n’est pas vrai. En réalité, au contraire, je suis bien informé sur ce tout ce que Pappé a dû endurer dans son pays natal, et je le considère en effet comme un homme courageux. Bien sûr, je ne peux certainement pas savoir précisément ce qui empêche Ilan Pappé d’examiner la véritable idéologie qui a conduit à l’expulsion des Palestiniens, mais je peux penser à certaines raisons possibles : Pappé occupe une position dans une université britannique qui à elle seule doit limiter sa liberté d’expression. Et bien sûr, c’est peut-être aussi que Pappé ne croit réellement pas que les actes criminels commis par l’État juif aient quoi que ce soit à voir avec la culture, l’héritage et l’idéologie juifs, ou même avec le judaïsme.
Mais il y a quelque chose que William James Martin ne sait probablement pas. Deux fois dans ma vie j’ai rencontré Ilan Pappé (les deux rencontres ont confirmé qu’il est en effet l’une des personnes les plus sympathiques au sein du mouvement de solidarité) et lors d’une de ces rencontres j’ai discuté du sujet précédent avec lui.
Il y a huit ans, la réalisatrice palestinienne Dima Hamdan, qui était en train de tourner un film sur la dissidence israélienne, rassembla le réalisateur israélien Eyal Sivan, Ilan Pappé et moi-même pour un débat filmé. Hamdan débuta la séance en nous demandant ce qui nous différenciait de la gauche israélienne. Sivan fut le premier à répondre et dit, de manière plutôt correcte, que « la gauche israélienne souhaite examiner 1967 de manière critique, alors que nous remontons jusqu’en 1948, la Nakba, le nettoyage ethnique et ainsi de suite ». Pappé affirma rapidement que c’était en effet aussi sa position.
Quant à moi, célèbre fauteur de troubles que je suis, je mis immédiatement au défi autant Sivan que Pappé. Je reconnais que 1948 requiert un examen approfondi mais pourquoi, demandai-je, s’arrêter là ? Pourquoi ne pas aller plus loin et étendre notre enquête et tenter de comprendre la structure du pouvoir qui rendit, par exemple, possible la déclaration Balfour ? Après tout, comment pouvons-nous envisager la déclaration Balfour sans aussi appréhender la puissance du lobby derrière elle, un lobby déjà bien en place en 1917 ? De plus, quelle était la nature de la question juive déjà bien discutée à l’époque, comment fit-elle pour émerger et pourquoi l’émancipation ne fonctionna-t-elle pas comme prévu ? Et, au passage, qu’en est-il du rôle de la culture et de l’héritage ? Le « retour au foyer » juif à l’époque et la Nakba plus tard n’étaient-ils pas tous les deux conduits par la même interprétation de la Bible qu’est l’appel au génocide ?
Et bien, vous ne serez pas surpris d’apprendre que ce fut à ce moment-là que Pappé arrêta tout.
« Gilad » dit-il, « je comprends d’où tu viens, mais je ne veux pas y aller. Ce genre de discussion déborde sur de l’essentialisme. »
Alors, c’est aussi là que je suggérai à Pappé que, selon moi, c’est précisément cette fouille de l’essence des choses qui constitue la véritable signification de la discussion intellectuelle et philosophique. La recherche de l’essence de l’Être s’appelle la métaphysique. L’essence de la beauté s’explore par l’esthétique. De manière similaire, l’étude de l’essence de l’organisme s’appelle la biologie. L’Histoire, la tentative de narrer le passé, ne fait sens que lorsque nous nous transcendons au-delà du document et touchons à l’essence, à l’idée, l’idéologique, l’esprit, le collectif.
C’était simplement trop. Ilan demanda à ce qu’on arrête de filmer et ce fut en gros la fin du débat et aussi la fin du film de Dima Hamdan sur la « dissidence israélienne ».
Depuis lors j’ai beaucoup travaillé sur la philosophie de l’histoire et j’ai même consacré la fin de mon dernier livre Quel Juif errant ? à ma propre lecture de l’Être et du Temps. J’en suis arrivé à réaliser que, contrairement à Pappé et quelques autres progressistes et post-modernistes, je suis en réalité un essentialiste réactionnaire, un moderniste passionné stimulé par l’Aletheia – le terme grec traduit différemment comme « révélation » ou « vérité ». Je recherche ce moment glorieux de la révélation, l’expérience d’une soudaine et frappante prise de conscience – c’est tout ce qui m’intéresse –, ce moment où l’essence prétend se révéler juste avant qu’elle se volatilise de nouveau.
Hélas, William James Martin n’est apparemment pas familier avec ce genre de discussions philosophiques sur l’histoire et la dissimulation. Ce n’est pas un crime, mais ce n’est pas non plus quelque chose dont il peut être fier. Je recommande donc à William James Martin de lire Heidegger et « les Juifs » de Jean-François Lyotard – probablement la meilleure exploration de ce thème. M. Martin, être un philosophe est légèrement plus complexe que de simplement citer des noms. Après tout, le philosophe n’est-il pas celui qui produit des pensées sur l’Être et être-au-monde, et n’est-ce pas tout ce que je fais (et pour quoi je suis connu) ? C’est-à-dire, quand je suis éveillé et que je ne souffle pas dans mon saxo.