La France, contrairement aux Etats-Unis et à la Russie, n’a jamais possédé la gamme complète de l’armement atomique. Dans les années 1950, l’arme nucléaire est considérée, par les Américains et les soviétiques, comme une super artillerie. Son emploi est délégué jusqu’au niveau du bataillon. Les Américains disposent même d’un obus nucléaire de 230mm. La multiplication du nombre de charges disponibles et de la puissance de ces armes incite les deux superpuissances à centraliser au plus haut niveau stratégique la décision d’utilisation du feu nucléaire. De la super artillerie des années 50, l’arme atomique devient le garant paradoxal de la paix, par le système de la « destruction mutuelle assurée ».
Les premières armes nucléaires sur le sol français sont américaines. Dans les années 50, les Etats-Unis livrent des batteries de missile Honest John*. La France n’a cependant pas la maîtrise totale de l’utilisation de cette arme. Cette brèche dans sa « souveraineté nucléaire » ainsi que le remplacement de la doctrine des « représailles massives » américaines par la « flexible response »**, poussent la IVe République, puis le général De Gaulle à soutenir fermement le programme national nucléaire français. Les Honest John quittent la France en même temps que les troupes américaines stationnées en France, en 1966. L’une des raisons du retrait du commandement intégré est d’ailleurs le refus des Etats-Unis d’aider la France dans son projet d’arme nucléaire. Les Etats-Unis ne croient pas la France capable d’accéder à cette technologie.
Le premier essai nucléaire français, le 13 février 1964, fait entrer la France dans le club très fermé des puissances nucléaires. En octobre de la même année, le premier Mirage IV équipé d’une bombe nucléaire, décolle. La France, qui dispose maintenant d’une bombe et d’un vecteur, n’a pas de doctrine. Les généraux Ailleret, Poirier, Beaufre et Gallois tâchent dans les décennies qui suivent de produire une doctrine cohérente avec les capacités diverses, dont la France se dote progressivement***. C’est dans les années 1980, que la dissuasion française possède la gamme nucléaire la plus vaste. Elle aligne alors les missiles stratégiques du plateau d’Albion, six SNLA (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins), des missiles air-sol ASMP et enfin, les missiles tactiques Pluton, dont la portée de 120 km inquiète sérieusement l’Allemagne Fédérale. Ce dernier point fait évoluer la doctrine française. L’arme nucléaire tactique devient un ultime avertissement « préstratégique », sensé confirmer la volonté du Président de la République de déclencher les bombardements stratégiques sur les villes et infrastructures ennemies, en cas de violation du « sanctuaire national ». Cette frappe préstratégique peut être effectuée au milieu de l’océan ou sur les colonnes de chars ennemis. Pour rassurer les Allemands, l’Hadès est prévu pour remplacer le Pluton en 1992. Sa portée de 450 km lui permet de survoler la République Fédérale, pour frapper en Europe de l’Est ou en RDA. La réunification allemande et la chute de L’URSS entraîne la liquidation de l’Hadès en 1997.
De l’arsenal français, il ne reste aujourd’hui que la composante aérienne (ASMP A) et sous-marine. Le plateau d’Albion, trop vulnérable et trop couteux, a été démantelé. Cette réduction de l’arsenal nucléaire renforce la cohérence de la doctrine d’emploi. La France se réserve le droit à la riposte nucléaire dans le cas où ses intérêts vitaux seraient menacés. Clairement, utiliser des armes de destruction massive contre la France ou vouloir envahir son territoire, c’est s’exposer au risque de l’anéantissement. Cette doctrine est confirmée par le président Chirac en janvier 2006 et par l’actuel président français qui, le 21 mars 2008, exclut toute frappe préventive nucléaire.
Cette doctrine est exactement celle qu’a adoptée la Russie en 2010. La gamme et la quantité d’armes russes sont bien sûr plus importantes. L’immensité de son territoire lui permet de ne pas se contenter des sous-marins pour conserver sa capacité de frappe en second. Les missiles mobiles TOPOL, répartis sur tout le territoire russe, contribuent efficacement à dissuader quiconque de s’en prendre à la Fédération de Russie. En ne s’alignant pas sur la doctrine américaine de frappes nucléaires préventives, en évitant de se laisser piéger dans une nouvelle course aux armements atomiques, en affichant clairement ses objectifs politico-stratégiques, la Russie prend une stature de partenaire fiable et pacifique. Les politiques étrangères allemande et française semblent avoir pris acte de cette posture mesurée.
Cette doctrine est même, sans doute, davantage adaptée à la Russie qu’à la France, et cela pour deux raisons. La première est encore due à l’immensité du territoire russe, qui donne à la Russie une énorme capacité d’absorption en cas de frappe nucléaire. La seconde est liée à la détermination et à la traditionnelle brutalité du monde russe. Sa capacité à endurer la souffrance et la destruction, portée au paroxysme pendant la deuxième guerre mondiale, incarnée par le combat suicidaire mais victorieux des pompiers et des pilotes soviétiques contre le réacteur radioactif de Tchernobyl, est l’élément le plus dissuasif de la doctrine russe et la garantie quasi-certaine que la riposte sera au moins proportionnée à l’attaque.
* Déployé en 1953 en France, d’une portée variant entre 5 et 25 km, l’Honest John portait une charge équivalente à celle d’Hiroshima. Son utilisation par la France requérait la validation américaine, ce système était désigné sous le nom de « double-clé ».
** Devant l’accroissement des capacités nucléaires de l’Union Soviétique, l’administration américaine préfère adopter une réponse plus souple, pour éviter que ne soit franchi trop rapidement le seuil d’utilisation de l’arme atomique, en cas d’attaque conventionnelle soviétique.
*** Il est vraisemblable qu’en cas de conflit, l’Union soviétique aurait procédé à des frappes nucléaires immédiates, dans toute la profondeur stratégique. La possession de l’arme nucléaire par la France, à cette époque, est davantage une affirmation de la volonté de puissance d’un Etat sûr de lui qu’une modification sensible du rapport de force en Europe. C’est dans le cadre de la multipolarité actuelle des rapports internationaux que l’indépendance nucléaire française prend tout son sens.