Chopin est l’un des plus grands compositeurs de tous les temps (un génie encore plus grand que Brahms, selon moi) et le 200e anniversaire de sa naissance est une bonne raison de le célébrer. Mais je trouve intéressant que son antisémitisme soit si souvent ignoré.
Il y a d’étranges sources le décrivant comme un « antisémite virulent », mais après une brève dénonciation l’auteur passe généralement à autre chose sans citer ni le chapitre ni la strophe. De plus, le gouvernement polonais – qui a lourdement investi dans les réjouissances pour le 200e anniversaire – voudrait tout naturellement que le sujet ne soit jamais évoqué. Jamais.
Mais c’est éluder la vérité, laisser les gens dans l’ignorance concernant le fait que le poète du piano n’aimait pas les juifs, ou les laisser supposer qu’il fut un grand cinglé tel que Richard Wagner (qui ne pouvait pas trébucher sur la chaussée sans accuser les tailleurs de pierre juifs).
L’antisémitisme de Chopin a pu grandir dans sa Pologne natale, qu’il a quittée à l’âge de 20 ans sans jamais plus faire l’effort d’y revenir (un autre point sur lequel le gouvernement polonais ne met pas l’accent). Selon ce récit de l’année 1824, il n’était pas un adolescent fanatisé :
« Quand des juifs arrivèrent au manoir voisin à Obrów pour y acheter des céréales, Fryderyk leur fit signe d’approcher et leur joua une chanson juive cérémonielle. Son jeu causa tant de ferveur et de distraction chez les commerçants qu’ils sautèrent et dansèrent avec gaieté… car il joua comme s’il était né juif. »
Le Chopin adulte n’aurait pas apprécié ce dernier commentaire. En tant que compositeur parisien, il était en rage contre les éditeurs juifs, ou les éditeurs qui selon lui se comportaient « comme des juifs ». Ces citations proviennent de deux de ses lettres de 1839 :
« Je ne pensais pas que Pleyel jouerait le juif avec moi… qu’il en prendrait cinq cents pour la ballade de Probst pour ensuite la donner à Schlesinger. Si je dois avoir affaire à des juifs, que ce soit au moins des orthodoxes. Probst peut m’arnaquer encore davantage, car il est un moineau dont il est impossible de saler la queue [1]. Schlesinger m’a toujours dupé mais il s’en est mis plein les poches grâce à moi et ne voudra pas refuser d’autres bénéfices. Soyez poli avec lui car le juif aime passer pour quelqu’un…
Bon Dieu, pourquoi doit-on avoir affaire à des crapules ! Eh bien, je préfère commercer avec un vrai juif… Je préférerais brader mes manuscrits comme dans l’ancien temps, que de devoir m’incliner et m’égratigner devant de tels idiots. Et je préfère être humilié par un juif que par trois… ordures, ordures. »
Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui du racisme informel : c’est injustifiable, mais Chopin ne part pas ensuite dans une diatribe expliquant comment le commerce de l’édition est contrôlé par les Sages de Sion qui tentent de le mettre en faillite. Ça empeste l’antisémitisme cruel, instinctif, grincheux qui sévissait à Paris dans les années 1830 et 1840, que Wagner récupéra pour en faire quelque chose de bien plus monstrueux.
Devons-nous donc en conclure que, hélas, Chopin a simplement adopté les stéréotypes des juifs traînant dans les salons parisiens ? Peut-être. Je suis cependant tombé sur un essai de Thurma Jurgrau sur l’antisémitisme des lettres de George Sand qui suggère le contraire.
Sand, qui entretenait bien sûr une liaison avec Chopin, traversa une phase dans laquelle elle prononça des choses abominables sur les juifs, les accusant d’avoir tué Jésus. Jurgrau cite l’intellectuel Georges Lubin, qui constate que les emportements de Sand coïncidèrent avec sa relation avec Chopin et soutient qu’il « le ramena avec lui de Pologne ». Mais il n’avance pas de preuves. En effet, aussi loin que je peux remonter, relativement peu de recherches ont été faites dans ce domaine : les biographies entières de Chopin échouent à mentionner ses sentiments envers les juifs.
Est-ce parce qu’il y a si peu de preuves en plus des exemples ambigus mentionnés précédemment ? (Des lettres qu’il a supposément écrites à la comtesse Delfina Potocka, qui ont fait surface en 1945, contiennent bien des commentaires brutalement antisémites ainsi qu’un badinage sexuel atypique et ont été exclues car considérées comme des contrefaçons.) Ou est-ce parce que nous ne pouvons supporter l’idée que cette figure romantique – si différente d’un Wagner laid et pervers sexuel – ait pu accoucher de pensées aussi horribles ?