Enfin un texte lucide, sans haine, ni délation, émanant de la mouvance anarchiste !
E&R.
Chaque jour on le voit dans les quartiers “populaires”, on le sent venir puis on le vit et on finit par le subir : ça commence par les logements ; les “militants” s’installent parce que c’est sympa, parce que ça vit, parce que c’est moins cher et parce que ça fait cool, “de gauche” de crécher dans un quartier populo, on se sent plus près des gens, du peuple. Mais on sait qu’on est la plupart du temps pas issus de là, qu’on est d’une autre couche sociale qui hésite entre monter les marches pour faire partie de la haute ou se diluer dans la masse, dans le prolétariat au sens nostalgique d’autrefois, l’époque où on osait encore parler de luttes sociales.
Sauf qu’on amène avec soi son monde qui oscille dans l’entre deux et finit par dénaturer tout ce qu’il touche ; à trop vouloir faire semblant d’appartenir au “bas de l’échelle”. Au début on s’installe puis c’est les potes qui se ramènent et les potes des potes, et tout le microcosme des gens qui se veulent populaires et de gauche. Imperceptiblement on déverse de l’argent dans des quartiers qui n’en avaient pas, chez l’épicier, au bistrot du coin, au marché et ça attire des commerces qui répondent à cette nouvelle manne, et ça oblige les anciens à s’adapter ou mourir à petit feu tandis que les loyers montent, que les promoteurs commencent à racheter et à virer les pauvres (ceux qui vivaient là avant mais ne sont source d’aucun profit, comparé aux nouveaux venus dont les amis ne cessent d’affluer).
Ça on connaît, c’est la gentrification des quartiers, le premier pas d’un long processus d’optimisation, puis de sécurisation et enfin de neutralisation de l’espace public et d’habitation, proportionnellement au niveau de richesse sans cesse croissant des occupants.
Ce qu’on connaît moins parce qu’on est trop partie prenante du processus, c’est la gentrification simultanée de nos luttes, de toutes les formes de contestation. On se prend à rêver la Commune et on crache sur tous les autels du capitalisme mais on ose plus brandir un poing, de peur qu’il fissure quelque chose en retombant.
La réalité c’est que nous sommes gentrifiés de gré ou de force par l’anxiété, la répression, l’inexpérience, la flemmardise, la dépression profonde, l’indécision, la fragmentation et la désorganisation de nos mobilisations.
On milite de moins en moins en vue d’atteindre des objectifs, mais pour lutter, pour se regarder le nombril en se plaisant à raconter qu’on a réussi encore un jour de plus à lutter, même si ça ne revient en fin de compte qu’à défendre le droit de revendiquer et lutter pour lutter. On en arrive à une abstraction totale des résultats, une platitude affligeante des ambitions et à un manque cruel d’intelligibilité et de maturité de nos luttes. On court après les lois liberticides, en se réveillant à la veille du vote et en tirant quelques pétards mouillés en l’air, en s’illusionnant sur l’effet papillon que ça pourrait entraîner. On réunionise, on ergote sans fin, dans des débats houleux et stériles dont la moitié des participants repart en ayant l’impression d’avoir manqué une occasion de quelque chose, et l’autre moitié avec le sentiment rassurant d’avoir fait valoir son ego sans céder un pouce de terrain. Et quand un souffle naît, c’est pour s’éparpiller dans des initiatives parfois vibrantes, rarement audacieuses, souvent pathétiques et toujours en deçà de ce que chacun rêverait de réaliser.
On cultive les dualismes qui divisent, les chapelles qui ségrégationnent, les polémiques sur la forme au détriment du fond, et finalement on ne sait plus construire ensemble que des manifestations aussi vaines que démotivantes et résignées, ou des actions très éphémères qui nous font passer plus de temps dans et devant des commissariats qu’à construire une révolte qu’on prétend porter au-devant de soi, comme un étendard noir, rouge, vert, etc.
Finalement, les seuls qui investissent toutes les rues, qui s’approprient l’espace “public” et s’y sentent les maîtres tous puissants, ce sont les playmobils bleus, ceux qui jouent de la matraque et du sifflet, et ceux qui les déplacent pour protéger leurs investissements.
La gauche caviar avalise la surveillance, entretient le flicage et le fichage, du coup une frange gênée de sa gauche verse à la gauche de la gauche, Le rouge rosit insensiblement et met au rebut l’encombrant marteau et la faucille, ne le ressortant que pour les discours des grandes occasions, pour se rassurer sur ses racines. Les rouges récalcitrants posent alors un pied dans le noir en gardant l’autre dans le rouge ; ils veulent pas de dieu mais ils gardent quand même quelques maîtres. Et l’arrivée de ce rouge dans le noir, ça éclaircit les mœurs, d’autant que le vert s’y mêle aussi ; et finalement du rose au noir, on se gentrifie gentillement, jour après jour, en s’alignant sur le plus craintif, le plus modéré, celui qui vient d’arriver et qui de peur de suivre les autres préfère les tirer à soi, sous la houlette du bon sens et du consensus.
Or le seul consensus qui sache réunir tout le monde c’est la manifestation du point A au point B, que l’état favorise, encadre et temporise avec la bénédiction des plus modérés, rassurés de pouvoir tromper leur indécision et leurs craintes avec une revendication qui ne les mette pas en péril. Et lorsque les plus énervés laissent exploser la colère sociale qui pousse et sature sous le pavé, les premiers se sentent menacés et remercient le législateur, celui qui édicte le consensus et détient le pouvoir de la majorité. Après il sera toujours temps de manifester à nouveau contre le législateur s’il s’est montré trop sévère …
Ce processus ce n’est pas seulement celui de nos manifestations, c’est celui qui prédomine actuellement dans les partis, dans les syndicats, les collectifs, les mouvements, les groupes, chaque infime fraction de notre univers militant segmenté. Chacun montre du doigt le voisin mais nous sommes tous les gentrificateurs zélés de nos luttes. Et il est plus que temps que nous retrouvions le courage du risque en l’insufflant aux plus modérés que nous et en l’apprenant des plus radicaux que nous.
Inversons le processus, maison par maison, quartier par quartier, ville par ville et lutte par lutte ; nous avons trop cessé de croire en les utopies pour nous laisser des chances de tendre vraiment vers elles. Nous réchauffons indéfiniment les vieilles rengaines et nous dispersons dans milles revendications au lieu de nous investir dans la réalisation d’une seule. Parce que nous sommes scandalisés de tout mais grands producteurs de néant, brasseurs de vents.
Les savoirs et les savoirs-faire de la contestation, de l’insoumission et de l’insurrection on les a suffisamment accumulés et entretenus, maintenant il est peut-être temps de les réunir, les diffuser et de défier la société de surveillance en se disant qu’une caméra qui capte 3000 visages furieux ne pourra jamais tous les amener au pilori, qu’un barrage bleu ne pourra jamais contenir 100 Plogoff.
Mais ce ne sera pas un discours qui fera le ciment, il faut quitter l’illusion des grands orateurs qui font les grandes révolutions ou des grandes théories qui créent les émulations ; ils ce seront surtout les tyrans et les déceptions de demain. Et ce n’est ni la formulation adroite d’un tract ou les paroles énervées d’une chanson, ce n’est pas plus un unique mot d’ordre ou une action directe isolée et symbolique qui seront les amorces de la révolte. Le désillusion sociale est trop puissante et la crainte trop présente de tout mettre dans une balance inégale pour finalement se retrouver tout seul dans la cellule, pour du flan.
Non, c’est tout ça ensemble, tissé patiemment, intelligemment et avec patience et un peu d’humilité, qui peut aboutir à ce résultat. Ce sont des ateliers de la révolte, où on ne craint pas de partager les savoirs illicites, de répandre les pensées subversives avec les recettes de leur mise en œuvre ; on doit inverser la dilution des couleurs et la neutralisation des quartiers, reconquérir les espaces perdus avec de l’intelligence stratégique, comme une guérilla généralisée, qu’elle soit violente ou pacifiste et quels que soient nos étendards et appartenances ou non-appartenances.
Concrètement, parce qu’on a besoin de concret, à force de brasser des mots et de récolter du gaz, il est temps de sortir de la parano et de se dire qu’il vaut mieux risquer d’attirer l’attention maintenant en menant une lutte ouverte, systématique et déterminée que de se faire arrêter gentiment demain, juste parce qu’on a pas la bonne couleur politique, comme en Biélorussie ou nos amis tombent les uns après les autres, simplement parce qu’ils sont anarchistes.
Formons-nous tous aux armes et outils cybernétiques, idéologiques, physiques, apprenons les uns des autres des milliers de lectures et de rencontres que nous avons pu faire, construisons des ateliers de formation rigoureux, des entrainements, des brochures pour s’organiser efficacement. Sortons des fantasmes pour nous engager sur la voie de certains de nos voisins qui sont capables de solliciter des centaines de personnes en l’espace de quelques heures et de s’organiser efficacement sans se perdre dans des querelles d’ego infinies. Ramifions les collectifs existants et créons les collectifs qui nous feraient défaut, pour reconstituer sur le terrain de la lutte toutes les composantes essentielles d’une guérilla sociale durable et qui ne se démotive pas au moindre courant contraire. Arrêtons de faire du militantisme émotionnel, de courir après l’actualité, de soutenir des tunisiens puis de les abandonner, de soutenir des luttes contre des aéroports puis de la oublier, de réagir tardivement à des lois déjà votée sans se renseigner sur celles à venir. Cessons d’être des agitateurs pour devenir des insurgés qui ébranlent les certitudes d’un pouvoir pour lequel nous ne sommes, à ce jour, qu’une frange marginale trop prévisible.