L’exacerbation de la situation dans les régions Nord du Kosovo, qui a proclamé en 2008 son indépendance par rapport à la Serbie, n’a pas déstabilisé la situation dans les Balkans, mais a remis en question la possibilité pour Belgrade d’exercer une influence pleine et entière sur cette partie du territoire et sérieusement compliqué l’adhésion de la région à l’Union européenne.
Les Etats-Unis et l’UE, qui assument la principale responsabilité du règlement post-conflictuel, évitent pour l’instant de parler clairement des scénarios de règlement du "problème du Nord", peuplé par les Serbes et bénéficiant d’un statut distinct grâce au soutien politique et financier de Belgrade.
Très probablement, les pays qui ont reconnu l’indépendance du Kosovo et qui se sont prononcés en faveur de son intégrité territoriale, s’efforceront d’aider Pristina de contrôler au moins partiellement le Nord. Par ailleurs, les experts excluent complètement l’option militaire, en indiquant que le changement du statu quo dans cette partie des Balkans conduirait à la reprise du conflit interethnique.
L’autonomie de Thaçi – un piège pour la Serbie
La tentative des autorités de Pristina d’investir deux passages (Jarinje et Brnjak) sur la frontières administratives avec la Serbie, où étaient déployés auparavant la mission EULEX et les policiers serbes du Kosovo, a créé des problèmes supplémentaires aussi bien pour les pays qui ont soutenu l’indépendance du Kosovo que pour Belgrade, qui a commencé en mars à établir de nouvelles relations avec la province séparatiste.
Selon les estimations répandues dans les milieux diplomatiques, le gouvernement kosovar voulait contraindre les partenaires occidentaux à élargir son pouvoir aux régions du Nord, hors de son contrôle, et renforcer ainsi sa position internationale. L’autonomie manifestée par Pristina en tentant de résoudre les questions sensibles est un défi pour les Etats-Unis et les pays européens, qui ont accordé à Kosovo une indépendance limitée. En ce qui concerne la Serbie, la question concernant les limites de son influence au Nord, peuplé presque intégralement par des Serbes, n’a jamais été aussi importante.
Le 25 juillet, après le début de l’opération spéciale de la police au Nord du Kosovo et les actions de protestation de milliers de Serbes locaux, beaucoup d’observateurs ont commencé à parler de la crise la plus grave des trois dernières années dans cette région des Balkans. Le fait que dès les premières heures du conflit le commandement des forces internationales KFOR (l’OTAN) ait accaparé le rôle principal dans le règlement de la situation et les négociations signifiait pour beaucoup que la situation pouvait réellement devenir totalement ingérable.
Il s’est avéré par la suite que les principales capitales occidentales ont été informées de l’opération spéciale peu de temps avant son début, mais elles ont refusé de donner le feu vert au premier ministre kosovar Hashim Thaçi. Selon le quotidien kosovar Koha Ditore, qui se réfère aux sources à des sources au sein du gouvernement, l’EULEX a qualifié l’envoi d’unités spéciales sur la frontière administrative d’opération illégitime et exhorté Thaçi à s’abstenir de lancer cette opération. La vice-première ministre kosovare Mimosa Kusari-Lila a reconnu qu’aucun vote n’avait eu lieu au sein du cabinet et que la décision avait été prise personnellement par Thaçi avec l’aval de certains ministres.
"Les autorités kosovares ont tenté d’acquérir rapidement une plus grande indépendance et plus de souveraineté qu’actuellement, et ont essayé de montrer non seulement à Belgrade, mais également à Washington et à Bruxelles, qu’elles étaient capables elles-mêmes de prendre et de mettre en œuvre des décisions concernant les relations intergouvernementales et internationales. Ce que Washington et Bruxelles ne pouvaient en principe apprécier" , a fait remarquer dans une interview accordée à RIA Novosti Sergueï Romanenko, directeur de recherche au Centre d’études politiques de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences de Russie.
Par ailleurs, l’autonomie, dont Thaçi a fait preuve, pourrait principalement causer un préjudice non pas à la république autoproclamée, mais à Belgrade, qui prétend au statut officiel de candidat à l’adhésion à l’UE et, à la fois, ne souhaite pas perdre ses leviers au Nord du Kosovo.
Si le 20 juillet, après l’arrestation du dernier accusé de crimes militaires Goran Hadzic on parlait de l’attribution à la Serbie du statut de candidat pratiquement comme d’un fait accompli, aujourd’hui les observateurs émettent des pronostics prudents. Car le rôle de Belgrade dans l’aggravation actuelle de la conjoncture au Nord du Kosovo sera également évalué par la Commission européenne. Et bien que beaucoup soient conscients du fait que les autorités serbes ne souhaitent pas la déstabilisation de la situation, certains événements récents (l’incendie du poste de Jarinje par des extrémistes inconnus venus du côté des régions serbes, la mort d’un soldat kosovar et l’attaque des forces de la KFOR au Nord du Kosovo) ont affaibli les positions de Belgrade.
Etant donné que le dialogue fructueux avec les Albanais du Kosovo est l’une des principales exigences de l’Union européenne envers Belgrade, les autorités serbes devront désormais fournir beaucoup d’efforts pour relancer les négociations sur les questions techniques, qui ont commencé en mars et ont été interrompues en juillet.
"Les événements dans la partie Nord du Kosovo sont peu susceptibles de déstabiliser la situation dans les Balkans. Mais cela compliquera considérablement la mise en œuvre des efforts de la Serbie pour obtenir le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Pour cette raison la sérénité est de rigueur dans les circonstances actuelles", déclare à RIA Novosti Michael Emerson, directeur de recherches au Centre d’études politiques européennes (CEPS) de Bruxelles.
A son tour, le directeur de Carnegie Europe Jan Techau fait remarquer qu’après "le règlement du problème des crimes militaires, la question du Kosovo est devenu la principale pierre d’achoppement sur la voie de l’intégration de la Serbie à l’UE". Selon l’expert, les Albanais du Kosovo, qui souhaitent également adhérer à l’Union européenne, pourraient être tentés d’utiliser leurs propres leviers pour saboter les plans serbes, s’ils estimaient que cela peut les aider.
Jan Techau a expliqué à RIA Novosti que le conflit entre Belgrade et Pristina "avait des éléments qui ont un rapport avec le processus d’intégration européenne : le litige territorial, la question de reconnaissance diplomatique, le problème des minorités et la question de la réconciliation".
Comment régler le problème du Nord ?
La tentative du gouvernement kosovar d’investir les postes de Jarinje et de Brnjak et de mettre en œuvre la décision d’interdire l’importation des marchandises en provenance de Serbie s’est soldée par un échec, mais en même temps elle a déstabilisé le statu quo au Nord du Kosovo, ce qui est favorable à Pristina. Les représentants serbes, le commandement de la KFOR et les dirigeants des Albanais du Kosovo ont commencé une semaine auparavant des négociations sur le contrôle de la frontière administrative et le statut des postes frontaliers, mais la décision définitive concernant les forces qui géreront ces postes et la manière dont ils fonctionneront n’a pas encore été prise. Cela montre que Belgrade ne parvient pas à rétablir à la frontière la situation qui prévalait jusqu’au 25 juillet. Par ailleurs, le problème du contrôle de la frontière administrative est directement lié à la situation distincte des régions du Nord du Kosovo, ce qui ne convient pas à Pristina et à ses partenaires occidentaux.
Hashim Thaçi ne cache pas que l’opération des unités spéciales de police était destinée non seulement à "assurer la réciprocité dans le régime commercial avec la Serbie", qui a refusé de reconnaître les tampons de la douane kosovare, mais également à étendre le pouvoir de Pristina sur tout le territoire de l’Etat autoproclamé. Dernièrement, Thaçi a répété à plusieurs reprises qu’il était "impossible de faire marche arrière", et que l’opération d’établissement de contrôle sur le Nord se poursuivrait.
"Le changement de situation dans la région ne peut plus être stoppé", a déclaré la veille Thaçi, en ajoutant que les autorités kosovares ne toléreraient pas que la criminalité et le commerce illégal continuent de prospérer au Nord.
Les régions Nord du Kosovo, limitrophes de la Serbie, se trouvaient jusqu’à présent hors de tout contrôle de Pristina. La population serbe et les dirigeants politiques locaux boycottaient systématiquement les autorités kosovares, ne participaient pas aux élections organisées par celles-ci, refusaient de coopérer avec le Bureau civil international (ICO) formé par les pays qui ont reconnu le Kosovo, etc. Le Nord est contrôlé par les autorités élues conformément à la législation serbe et soutenues par Belgrade. En automne, les autorités serbes prévoient un recensement de la population, et l’organisation plus tard des élections parlementaires et la présidentielle. Pristina et les pays qui ont reconnu le Kosovo jugent ces initiatives "illégitimes".
En coopération avec l’ICO, le gouvernement kosovar a élaboré l’année dernière une stratégie spéciale concernant les régions du Nord, en espérant les intégrer grâce à des leviers politiques et économiques. Cette stratégie se basait sur quatre éléments principaux : le renforcement de la légitimité sur tout le territoire du Kosovo, la décentralisation et la formation de la nouvelle municipalité de Severna Mitrovitsa. Le règlement de la question des autorités municipales dans trois villes Leposavic, Zvecan et Zubin-Potok au Nord et l’amélioration de la situation socioéconomique dans cette région du Kosovo.
Ne disposant pas de l’accord de la Serbie et des Serbes du Kosovo, il était impossible jusqu’à présent de mettre pleinement en œuvre cette stratégie. Il est à noter qu’en tenant un discours devant les représentants de l’ICO, littéralement à deux semaines de l’opération spéciale de police, Thaçi a déclaré : "Nous estimons que le moment est parfaitement choisi pour des actions décisives au Nord du Kosovo. L’UE n’a jamais eu une influence aussi forte sur la Serbie, la présence de la KFOR au Nord est capable d’assurer un environnement sûr et stable, et les institutions kosovares sont prêtes à rétablir la primauté du droit dans cette région". En d’autres termes, l’Occident était au courant depuis longtemps de la détermination de Thaçi. Mais quel rôle les Etats-Unis et l’UE sont-ils prêts à jouer dans le règlement du "problème du Nord" au stade actuel ?
Comme le fait remarquer Michael Emerson, "les Etats-Unis et les pays européens entreprendront des mesures diplomatiques actives afin de régler la question du Kosovo du Nord. Cependant, personne ne s’imagine clairement comme agir". L’expert est convaincu qu’aucune "action militaire destinée à rétablir le contrôle de Pristina (du Nord) n’aura lieu".
Selon Jan Techau, "ni les pays européens, ni les Etats-Unis ne souhaitent prendre part à un autre conflit territorial et ethnique dans les Balkans". Ils sont plutôt intéressés par la préservation du statu quo. Le changement de cette politique aurait conduit à l’exacerbation rapide de la situation, aurait réduit à néant les efforts de plusieurs années et aurait considérablement augmenté la probabilité d’aggravation du conflit, fait remarquer l’expert.
Selon Paul Sonders, directeur du Centre Nixon de Washington, "les Etats-Unis préféreront certainement de laisser les capitales européennes régler tous les nouveaux problèmes dans les Balkans. Les Américains ont cessé de prêter attention au Kosovo, a-t-il déclaré à RIA Novosti, en rappelant que les Etats-Unis sont dernièrement concentrés principalement sur leur politique intérieure en raison des débats sur le déficit budgétaire. Au niveau international, les Etats-Unis participent à trois guerres : en Libye, en Afghanistan et en Irak. Etant donné ces circonstances, le règlement de la question kosovare ne peut pas être prioritaire pour Washington ", indique l’expert.
Le rétablissement du dialogue entre Belgrade et Pristina est inévitable
Selon les experts, après les événements récents il sera bien plus difficile pour Belgrade et Pristina de se rassoir à la table des négociations, car la confiance entre les deux parties s’est détériorée. Par ailleurs, les Etats-Unis et l’UE insistent sur le redémarrage du dialogue le plus rapidement possible. Lundi, le médiateur de l’UE Robert Cooper s’est rendu dans la région. Son signal est simple : le dialogue est le seul moyen de régler la situation. Mais avant de se retrouver à nouveau à la table des négociations, Belgrade et Pristina s’efforcent de s’assurer certains atouts en faisant pencher la situation à leur avantage.
A en juger par les déclarations des représentants de Belgrade, ces derniers sont conscients qu’au cours des futures négociations la position de la Serbie sera affaiblie. Car des actes de violence et le blocage des routes ont eu lieu au Nord du Kosovo, ce que l’Occident a considéré comme une menace à la sécurité et à la liberté de circulation. Par ailleurs, les autorités serbes estiment que le dialogue est la seule solution, ce qui a été récemment confirmé par le président Boris Tadic.
Le nouveau (sixième) cycle des négociations sur les questions techniques entre les représentants de la Serbie et du Kosovo devait se tenir le 20 juillet, mais il a dû être annulé, cat les parties n’avaient pas réussi à s’entendre sur les questions du cadastre, des tampons de douane, des diplômes, des télécommunications et de l’approvisionnement en électricité. L’embargo commercial et l’opération spéciale qui ont suivi l’interruption du dialogue n’ont pas changé l’ordre du jour, bien qu’ils aient compliqué la situation. Ainsi, en cas de renouvellement des discussions, le problème des tampons de douane, raison formelle de l’envoi à la frontière des unités d’élite, sera une nouvelle fois soulevé.
"Indépendamment de la complexité de ces négociations et du problème de l’embargo commercial, de la mort d’un policier albanais et des événements à la frontière, le dialogue a beaucoup d’importance, notamment pour les Serbes du Kosovo. Car ces derniers sont affectés par les conséquences réelles de l’exacerbation des relations entre Belgrade et Pristina", estime Predrag Simic, professeur à la Faculté des sciences politiques de l’Université de Belgrade. Le professeur est convaincu que la Serbie ne reconnaîtra pas le tampon kosovar avec le sceau de l’Etat autoproclamé, car cela signifierait une reconnaissance indirecte de l’indépendance du Kosovo. Toutefois, une question se pose : sera-t-il possible de trouver une solution diplomatique capable d’éliminer cet obstacle sur la voie de la normalisation des relations. L’expert rappelle que seules les négociations permettront de progresser sur la voie d’adhésion à l’UE.
Selon Sergueï Romanenko, l’aggravation des relations et les litiges, auxquels nous assistons sont inévitables dans le processus de formation de nouveaux liens entre Belgrade et Pristina. "Cela est lié aussi bien aux décisions prises auparavant qu’aux obstacles à la normalisation, problème qui demeurera pendant longtemps des deux côtés", fait remarquer l’expert en rappelant que dans une perspective à long terme l’UE n’aura pas d’autre choix que d’intégrer toute la région des Balkans occidentaux.