J’avais prévu d’écrire sur la bataille au Congrès US où le lobby israélien tente de prendre le contrôle du veto présidentiel, ce qui pourrait causer une nouvelle guerre au Moyen Orient, déclencher une nouvelle vague de réfugiés, et en finir avec le creuset de notre foi et de notre civilisation. Cependant, la tendance la plus dangereuse à laquelle nous devions faire face vient de notre désir arrogant de rendre caduc l’ordre naturel de la naissance, de la vie et de la mort.
Dans les rues de Tel Aviv, de jeunes Philippins ou des Soudanais charpentés poussent des fauteuils à roulettes lestés de vieilles personnes juives. Elles s’accrochent à la vie, ces vieilles dames. Âge et race juxtaposés : c’est génial d’être vieux, à condition d’appartenir à la bonne race ou ethnicité. Prendre soin des vieux, c’est un boulot pour sans-papiers, réfugiés, et immigrés de la mauvaise race. Chaque fois que je vois une de ces chaises roulantes, je n’exulte pas en constatant notre excellente protection des anciens et nos attitudes pleines d’humanité ; je plains le destin des Philippines et du Soudan, parce que si ces États n’avaient pas été dévastés par nous, les jeunes femmes s’occuperaient de leurs propres enfants au lieu de prendre l’avion pour le bout du monde afin de changer les couches de vieilles dames juives.
Autrefois, les esclavagistes devaient aller en Afrique, pour traquer et capturer les esclaves convoités, et les embarquer de force vers les plantations. Nous avons détruit leurs sociétés, et maintenant les esclaves paient leur propre billet d’avion et sont en concurrence entre eux pour aller vivre dans la case de l’Oncle Tom. Ils sont devenus indispensables pour les soins aux vieillards, et nous en avons des quantités dans nos pays développés. Voilà ce qui se passe là où la traite moderne des esclaves se combine avec le prolongement de vies en fin de course : le moyen et l’objectif visé sont également répréhensibles.
Nous essayons de vivre toujours plus longtemps, comme si la solitude dans des résidences spécialisées, année après année, était un bienfait merveilleux. La médecine peut damer le pion à la Faucheuse, et les vieillards font mine de durer éternellement. Notre ancien Premier ministre, le général Ariel Sharon, était mort, en pratique, en 2006, mais on lui a « sauvé la vie » et il s’est attardé dans les limbes jusqu’en 2014. Pendant huit longues années les docteurs informaient : « il réagit à la douleur », jusqu’au jour où il a été autorisé à partir pour sa résidence permanente, quelle qu’elle soit.
Un autre juif de renom, le rabbin loubavitch Schneerson, a été maintenu « en vie » pendant de nombreuses années, jusqu’à ce que ses disciples désespèrent de son retour. Ces exemples éclairent bien d’autres cas. J’ai un ami, un poète, qui était furieux parce que le système médical n’avait pas hospitalisé sa mère de 85 ans sur le champ, pour lui changer le cœur et d’autres morceaux, et la remettre en selle. Il ne se souciait pas du coût, une société humaine ne devrait pas s’en soucier. À moins que ?
Prendre soin des vieillards coûte énormément à la société, et tous les soins de peuvent pas être délégués aux Soudanais. Mon vieux copain de classe a laissé tomber sa femme et sa fille pour s’occuper de sa vieille mère. Comme un bon fils ? Je me pose la question. En cinq ans sa fille négligée est devenue accro aux drogues et s’est suicidée, sa femme esseulée a divorcé, et sa mère est toujours en vie, est toujours grabataire et va sur ses 90 balais.
Nous dépensons trop d’efforts pour préserver la vie, et les gens (je devrais peut-être dire nous, car j’approche des 70 ans) vivons bien plus longtemps que jamais auparavant. Grâce à la médecine, des nourrissons qui ne survivraient jamais autrement, sont maintenant en vie. Ils ont besoin de traitement quotidien, de drogues chères et d’opérations, pour mener leur triste existence, parce que leurs parents et la société sont convaincus que la vie devrait être préservée à tout prix. Ne sommes-nous pas des gens formidables ?
Eh bien non, pas vraiment. Nos sociétés tuent des enfants parfaitement sains, soit par avortement soit par le bombardement de leurs pays populeux. 500 000 enfants irakiens ont été tués par Madeleine Albright, à sa grande satisfaction. Plus près de chez moi, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi un enfant juif avec le syndrome de Down devrait être maintenu en vie à un coût élevé et en exigeant des efforts conséquents, tandis qu’un enfant palestinien en bonne santé peut être éliminé en toute gratuité.
Dans des pays moins prospères, les magazines publient des publicités appelant à l’aide pour retarder la mort. Les gens qui ont des enfants malades, des parents, des épouses, demandent des dons pour emmener leur malade là où se pratiquent des guérisons miraculeuses ou pour acheter un médicament hors de prix, et non couvert par leur assurance. Leurs page vous montrent un doux enfant ou un ancien paisible, et décrit leurs maladies et le traitement miraculeux qui va lui redonner un cerveau, lui faire repousser un cœur ou de nouvelles jambes pour la modique somme qui deviendra un énorme tas de dollars. Cet argent pourrait servir à nourrir des milliers d’enfants en pleine forme, ou pourvoir à peu de frais à la santé de grandes foules.
Les gens riches ne nous demandent pas de contribuer, mais ils dépensent aussi énormément en soins. Les très riches font des dépenses colossales pour atteindre l’immortalité, mais ils crèvent aussi. Il y a des rumeurs, selon lesquelles le milliardaire centenaire David Rockefeller avait reçu plusieurs greffes du cœur. Peut-être que ces rumeurs ne sont pas fondées, mais de toute façon, sa longévité reposait sur le sacrifice d’autres vies plus jeunes. Ces gens-là consomment bien d’autres vies, dans la mesure où ils rendent inaccessible la médecine ordinaire pour les gens ordinaires.
Les ressources humaines sont limitées. Un grand investissement en remèdes chers et en stratagèmes chers signifie forcément moins d’argent pour traiter tous ceux qui souffrent de maladies moins exotiques. Préserver et étirer l’existence de ceux qui ne peuvent pas vivre sans aide, qu’il s’agisse de gens âgés ou d’enfants en phase terminale, signifie moins de ressources pour tous les autres. La sacralité de la vie de quelques-uns implique la mort pour d’autres. Il n’y a pas moyen de continuer à dépenser sans limite pour une minorité sans voler à la majorité ses chances de vivre.
Ce système a été dénoncé par Ivan Illich dans son ouvrage Némésis médicale il y a des années, mais les choses sont devenues pires depuis lors. La racine du problème est dans notre adoration de la vie et notre peur de la mort. Et cela n’est pas naturel, c’est une tendance relativement nouvelle. Les générations précédentes savaient qu’il y a beaucoup de choses plus importantes que la vie. Ils estimaient leur âme, leur honneur, leur intégrité au-dessus la vie de leur corps. Ils acceptaient la mort comme un évènement inévitable dans une vie, rien qui mérite de prendre la fuite. Ils voyaient les fleurs, les arbres, les animaux sauvages, et ils apprenaient d’eux.