Solidarité étudiante (Amiens) : Que s’est-il passé en Ukraine de l’automne 2013 à février 2014 sous le nom « EuroMaïdan », conduisant le renversement d’un chef d’Etat pourtant démocratiquement élu ?
Jacques Sapir : Au début de l’automne 2013, il s’agissait surtout d’un mouvement de révolte contre la corruption. Depuis une quinzaine d’années, l’Ukraine vit sous un régime de corruption endémique, quel qu’ait été le parti au pouvoir. Il est cependant clair qu’avec Yanoukovitch, la corruption avait atteint des sommets jamais égalés. Au début de l’hiver, le mouvement connaît une première inflexion. La revendication d’une possible « adhésion » à l’UE émerge, de même qu’un sentiment nationaliste. Très vite, des ultra-nationalistes font main basse sur le mouvement de contestation, alliés à des gens qui se faisaient, parfois naïvement, parfois non, des illusions sur une entrée rapide dans l’Union européenne. La tension est alors montée rapidement. Dans les dix jours qui précèdent l’accord du 21 février, on a assisté à un basculement dans la violence du mouvement de contestation qui conduit à un véritable coup d’Etat d’extrême-droite. Il est ainsi aujourd’hui établi que c’est cette extrême-droite qui est la principale responsable des fusillades et des morts sur la place Maïdan.
Le 21 février, un accord de sortie de crise est signé par le président Yanoukovitch et les principaux protagonistes politiques du mouvement, accord dont se portaient garants l’Union européenne (dont la France). Cet accord porte, entre autre, sur l’organisation d’élections présidentielles pour la fin du mois de mai. Il faut ici rappeler que la Russie (malgré des réserves) ne s’oppose nullement à cet accord, et qu’elle considère que la crise en Ukraine ne concerne QUE les ukrainiens. Le lendemain cependant Yanoukovitch s’enfuit sans qu’il y soit donné d’explication claire : craignait-il des menaces sur sa vie (ce qui n’est pas impossible au vu de la présence de groupes armées de l’extrême droite) ou est-il parti sur calcul politique dans l’espoir d’une intervention russe ? Si c’est cette hypothèse, alors il fait un très mauvais calcul. Le Premier Ministre russe, Dmitry Medvedev fera dans les jours qui suivent une déclaration pour dire que Yanoukovitch « n’a plus d’avenir politique ». Yanoukovitch a lassé le gouvernement russe par ses tergiversations continuelles, mais aussi par le spectacle de sa corruption.
Mais, le départ de Yanoukovitch crée un problème politique. Il y a vacance du pouvoir de fait. L’assemblée nationale (la Rada d’Etat) aurait pu exiger que le Président revienne, quitte à le démettre s’il s’y était refusé. Ce n’est pas la voie qui est choisie. Il y a la constitution d’un gouvernement de fait, sur la base d’une Parlement dont certains membres sont de fait arrêtés, et d’autres soumis à des menaces physiques. L’une des premières décisions est de faire interdire de vote un certain de nombre de députés hostiles au nouveau pouvoir et d’interdire aux autres de quitter Kiev. Puis, le « chef » de cette assemblée se proclame chef du pouvoir provisoire. En rupture avec l’accord du 21 février, la situation insurrectionnelle se transforme en coup d’Etat, mettant l’Ukraine en dehors de toute légalité constitutionnelle.
Il faut ici mesurer toutes les implications de ce qui se passe à Kiev du 23 au 28 février. Si l’on considère la légalité constitutionnelle, il y a clairement une rupture. Ce pouvoir est illégal ou alors on doit sommer Yanoukovitch (qui est toujours le président légal) de rentrer au plus vite à Kiev. Ou alors, on considère qu’il y a une révolution. Mais, toute révolution implique la rupture de l’ordre constitutionnel préexistant. Si l’ordre constitutionnel est rompu, ce n’est pas à des élections présidentielles (ou législatives) qu’il faut procéder, mais à l’élection d’une assemblée constituante. De ce dilemme nait la crise que l’on va connaître dans les semaines qui suivent. Et une part des responsabilités en revient ici aux gouvernements des pays de l’Union européenne qui n’ont pas dit clairement aux dirigeants de Kiev qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions : soit le rappel de Yanoukovitch, soit l’élection d’une assemblée constituante.
Y a-t-il eu ingérence étrangère dans ces événements ?
L’ingérence de groupes étrangers est prouvée. Ainsi, Georges Soros s’en est-il même vanté et l’entrainement paramilitaire de militants néo-nazis ukrainiens en Pologne par des groupes polonais proches a été dévoilé par un journal polonais de gauche. Mais il y a aussi eu un soutien, implicite ou explicite et actif de la part d’Etat de l’Union européenne et des USA. On peut penser qu’il s’agissait plus de maladresse et d’aveuglement plutôt que d’un dessein, mais cela a conduit à une fuite en avant incontrôlée.
Ainsi, des personnalités, et parfois des officiels, européens et américains vont défiler place Maïdan de décembre 2013 à février 2014, mais sans jamais dire, même à mots couverts, ni à ces manifestants ni à leurs relais politiques, qu’il n’y avait aucune chance d’intégration à l’UE de leur pays à court ou moyen terme, et ce contre toute prudence élémentaire. Par la suite, ils reconnaissent le gouvernement de fait issu de Maïdan, bafouant leur propre contreseing à l’accord du 21 février et donnant leur soutien à un gouvernement à forte composante nationaliste, voire fasciste. Le tout sans aucune garantie politique sur le respect d’engagements politiques minimaux, par exemple en terme de respect des minorités ou encore des libertés fondamentales et des droits politiques. L’inconséquence politique est totale. Ce qui est grave, c’est qu’elle fait croire aux dirigeants ukrainiens qu’ils ont le soutien inconditionnel de l’UE et des pays occidentaux. D’une certaine façon, l’imprudence de Mme Ashton et de M. Fabius nous ont arrimé au char des extrémistes ukrainiens.
Quels sont les soutiens du mouvement « EuroMaïdan » ?
Le soutien initial au mouvement « EuroMaïdan » était très diversifié et très large, et représentatif de la société ukrainienne dans sa diversité, tant toutefois qu’il était vécu comme un mouvement anti-corruption. Ce soutien allait donc d’un mouvement démocratique fort mais très peu organisé (mais qui s’effondre en réalité en janvier-février) jusqu’à des mouvements fascistes. Jusqu’en janvier, cette diversité prévaut mais une évolution apparaît alors d’un mouvement anti-corruption à un mouvement pour une intégration à l’Union européenne, créant une fracture interne.
Dans le même temps, on assiste à la montée en puissance à l’intérieur de ce qu’il reste de ce mouvement de mouvements extrémistes tels que Svoboda [1] ou encore Pravy Sektor [2], et au muselage des voix discordantes. L’élection d’un nouveau président, Poroshenko, a d’ailleurs constitué, malgré le boycott massif des électeurs du sud-est de l’Ukraine, un (court…) moment de stabilisation politique, mais aussi l’expression d’une défiance populaire dans l’ouest le centre du pays à l’égard des extrémistes de Maïdan. La Russie elle-même reconnait son élection malgré le boycott d’une partie des russophones. Mais Poroshenko, vite mis en face de ses contradictions, choisit la méthode forte en déclenchant une opération militaire dans le Donbass (région de l’est de l’Ukraine et poumon industriel du pays), réduisant à néant presque aussitôt les espoirs nés de son élection.
Quelle politique met en œuvre le nouveau pouvoir ukrainien issu de ce mouvement ?
En réalité, très peu de mesures politiques ont été prises de manière effective. En dehors des attaques contre le statut de la langue russe dans le sud-est russophone du pays, sur lesquelles les nouvelles autorités sont revenues ultérieurement (mais le mal était alors déjà fait, puisque l’est du pays était déjà en révolte…), ou des mesures de persécutions contre les opposants politiques (initialement surtout contre le Parti des régions, l’ancien parti au pouvoir, et ses élus, mais aussi plus récemment contre le parti communiste ukrainien, dont le groupe parlementaire a été dissout, les élus expulsés du Parlement, et qui est menacé d’interdiction).
Mais face à une économie à l’arrêt, avec une aggravation du fait de la crise politique, les nouvelles autorités de fait demandent l’aide du FMI. Aide qui leur est accordée, mais conduisant en contrepartie à de sévères mesures d’austérité budgétaire. C’est ainsi, au niveau universitaire, que le ministre de l’Education [3] a décidé autoritairement une réduction drastique du nombre d’universités de quinze à cinq (avec mise en concurrence entre les « survivantes » et fin du cadrage national des diplômes. Ces mesures d’austérité budgétaire avaient été initialement plutôt bien acceptées par la population, mais uniquement dans la mesure où elles étaient présentées comme ponctuelles. Il n’est pas impossible que l’hiver difficile qui s’annonce désormais puisse être porteur de contestation sociale quand ces mesures d’austérité vont se révéler dans toute leur ampleur.
Quelles sont les causes de la contestation apparue dans le sud-est de l’Ukraine en réaction au coup de force « EuroMaïdan » intervenu à Kiev ? Qui sont les insurgés du Donbass et que réclament-ils ?
Ce soulèvement dans le sud-est de l’Ukraine, particulièrement puissant dans le bassin industriel du Donbass, est très composite. Ses principales motivations sont l’absence de confiance envers les autorités de fait installées à Kiev par le mouvement « EuroMaïdan », le souci de défense de la langue russe et de leurs spécificités par la population locale, le sentiment antifasciste vivace hérité de la 2e Guerre mondiale et l’enracinement des idées communistes dans cette région cultivant une forte nostalgie de l’époque soviétique. On peut retrouver dans un sens les mêmes ambiguïtés à front renversé qu’à Maïdan initialement.
Contrairement à une idée reçue, les autorités russes sont initialement très méfiantes à l’égard de ces insurgés du Donbass. Ainsi, elles se refusent à reconnaître les référendums d’indépendance, au contraire de ce qui avait été leur réaction en Crimée. Si elles soutiennent les revendications linguistiques et culturelles des populations de l’est de l’Ukraine, elles affirment que ce problème doit être réglé dans le cadre de la Nation ukrainienne. De même, le gouvernement russe salue l’élection de M. Porochenko comme Président, et un contact personnel avec Vladimir Poutine a lieu le 6 juin quand les deux dirigeants sont présents en France pour les commémorations du débarquement en Normandie.
Mais, cette position va progressivement évoluer. C’est le résultat du refus persistant des autorités de Kiev de prendre en compte les revendications exprimées par les insurgés de l’est de l’Ukraine, mais aussi du déclenchement des opérations militaires, qualifiées par Kiev « d’opération Anti-Terroristes ». Très vite, les pertes civiles vont être importantes. La Garde Nationale, qui rassemble des militants du « secteur droit » (Pravy Sektor) et de Svoboda, va se distinguer par les exactions commises. On doit ici rappeler le drame d’Odessa ou des militants d’extrême-droite ukrainiens vont bruler vifs près de 40 militants pro-insurrection.
Ce drame a des conséquences politiques et psychologiques très importantes. Aussi, dès la fin juin, des volontaires russes, des communistes (du KPRF) mais aussi et majoritairement des nationalistes, parfois d’extrême-droite, viennent progressivement épauler ces insurgés. Ces volontaires seraient entre 3000 et 5000 dans les forces insurgées. A partir de la seconde moitié du mois de juin, et surtout dans le mois de juillet, on assiste à une prise de contrôle de l’appareil décisionnel plutôt par la fraction la plus nationaliste. Mais sans effusion de sang ni exclusion de la fraction communiste toutefois, qui conserve des leviers politiques.
Par ailleurs, des volontaires européens antifascistes, surtout des Espagnols et des Italiens, sont actuellement présents pour se battre aux côtés des insurgés. Il y a aussi des Français d’origine ukrainienne, anciens de la Légion étrangère engagés dans les années 1990, ainsi que d’anciens camarades de régiment à eux venus là les aider. Une forte confusion sur le plan politique prévaut donc. Ce qui fait leur unité, je pense, plus que l’idéologie nationaliste, c’est la volonté de sauver la population civile victime de véritables massacres, de bombardements systématique, et menacée d’épuration ethnique.
Doit-on pour autant voir la main de la Russie dans cette contestation ?
Il existe une implication russe qui se précise dans le cours du mois de juillet et début août, mais elle est indirecte et non directe. Ainsi, il y a une tolérance en faveur du recrutement de volontaires pour le Donbass, mais pas de troupes russes engagées par le Russie sur place, du moins jusqu’au 15 aout. Depuis, la Russie semble avoir franchi un pas, et s’être impliquée plus directement. Aujourd’hui (30 août), il semble qu’il y ait environ un millier de soldats russes en Ukraine. Ceci constitue bien entendu un développement nouveau et inquiétant, même si cela ne saurait expliquer les victoires remportées par les insurgés depuis le 15 août.
Rappelons que les forces de Kiev comptent environ 50 000 à 60 000 combattants déployés contres les insurgés, et que ces derniers déploient environ 15 000 hommes. La question de l’équipement des insurgés a été posée à de nombreuses reprises. Rappelons que, lors de la phase initiale de l’insurrection, ces derniers ont saisi des quantités importantes d’armement sur la police ou sur les unités de l’Armée qui se trouvaient à Donetsk et Lougansk, et dont la plupart se sont soit débandées soit on rejoint les insurgés. Par ailleurs, de nombreuses unités loyalistes ukrainiennes qui ont été encerclées par les insurgés se sont rendues que ce soit aux insurgés ou aux gardes-frontière russes. La Russie a alors rétrocédé leur matériel militaire aux insurgés.
On ne peut pas dire que la Russie soit neutre, mais elle n’est toutefois pas en état de belligérance avec l’Ukraine du point de vue du droit international. L’aide de conseillers militaires russes aux insurgés est possible, et pour tout dire assez probable, mais elle n’a toutefois jamais été prouvée. Inversement, l’aide de conseillers militaires américains à l’armée ukrainienne ne fait par contre aucun doute, de même que l’emploi de « mercenaires » (de la compagnie Academi qui est le nouveau nom de Blackwater, un société de sécurité privée) voire de volontaires polonais et baltes.
L’actualité récente est marquée par le crash d’un avion de ligne de Malaysia Airlines dans l’est de L’Ukraine : à qui est imputable cet accident selon vous ?
Ce drame a été l’occasion d’une campagne hystérique antirusse d’une rare violence. Les Etats-Unis ont immédiatement accusé les insurgés et la Russie d’être les responsables de ce drame. Aujourd’hui, les contradictions dans la thèse américaine sont désormais évidentes. Elles ont été, pour certaines, relevées par des anciens responsables du renseignement américain [4], comme William Binney, ancien Technical Director, World Geopolitical & Military Analysis, et co-fondateur du SIGINT Automation Research Center, David MacMichael, du National Intelligence Council, Ray McGovern, qui fut un ancien analyste de la CIA et de l’US Army infantry, Coleen Rowley, Special Agent de FBI, et Larry Johnson et Peter Van Buren qui ont travaillé tant à la CIA qu’au Département d’Etat [5].
Il est à noter que les accusations initiales affirmant la culpabilité des insurgés du Donbass, voire de la Russie, ont donné lieu ces derniers à une rétropédalage en bonne et due forme des autorités françaises et à une forte discrétion à Washington. De fait, l’événement a disparu des radars médiatiques. Le Drian, ministre de la Défense, a reconnu devant l’Assemblée nationale que les services secrets français ne savent pas quelles sont les responsables de ce drame et n’exclut pas la responsabilité de l’armée loyaliste.
Quelle est votre appréciation sur les sanctions prises par les USA et l’Union européenne contre la Russie et sur les contre-sanctions russes ?
Au départ, il s’agissait en réalité de sanctions pour la forme de la part de l’UE. Mais les USA sont montées en puissance dans les sanctions, et ont entraîné l’UE dans cette logique de fuite en avant. Or, si les contre-sanctions russes n’ont qu’un effet direct négligeable en France au niveau macro-économique. Par contre, il y a un véritable effet indirect, qui n’est pas directement lié aux sanctions, du fait de l’arrêt des importations russes, du fait de consignes des autorités russes de se tourner vers d’autres partenaires économiques pour se fournir en produits d’importation.