Dieudonné est à l’honneur dans la presse anglo-saxonne. S’il avait déjà fait l’objet d’un long article dans The Independent (édition du 6 mars), c’est cette fois le New York Times (édition du 11 mars) qui met notre humoriste national en avant. Intitulé « For Hateful Comic in France, Muzzle Becomes a Megaphone », l’article a même fait la Une de l’édition internationale du NYT au Japon. Relativement à charge, l’article a toutefois le mérite de pointer les atteintes à la liberté d’expression en France et compare Dieudonné à un autre grand artiste français, Louis-Ferdinand Céline. E&R vous en propose une traduction.
En France, pour un comique haineux, la muselière est devenue mégaphone
Trente-huit fois ces dernières années, les autorités françaises ont accusé le comédien Dieudonné M’bala M’bala d’avoir violé des lois anti-haine. Le gouvernement a fortement enjoint les mairies des grandes comme des petites villes à bannir ses spectacles, et certaines l’ont fait en annulant ses représentations, qui se donnent pourtant à guichet fermé. Des hauts responsables l’ont condamné comme un antisémite négationniste qui incite à la haine.
Pourtant, à l’heure actuelle, la campagne menée contre lui montre peu de signes tangibles de succès. Même s’il a été contraint de payer ses amendes, il a échappé à la plupart des condamnations qui l’ont visé. Les limites posées à ses apparitions publiques, il les a facilement contournées grâce à l’Internet et aux réseaux sociaux. Une de ses vidéos postée en février, une riposte au ministère de l’Intérieur et spécifiquement à Manuel Valls, a fait au moins deux millions de vus en une semaine.
Peut-être encore plus important, les tentatives de faire taire M. M’bala M’bala semblent avoir alimenté et conforté le soutien de la base de ses fidèles : un méli-mélo à la fois social et racial de Français qui ont le sentiment de se faire arnaquer par les élites gouvernantes.
Avec ses blagues, chansons et sketches antisémites, M. M’bala M’bala, fort de son héritage à la fois français et ouest-africain, touche à la fois des Français musulmans et quelques partisans de l’extrême droite qui partagent ses opinions et apparaissent avec lui à ses spectacles. On lui crédite l’invention d’un signe nazi inversé connu sous la dénomination de la quenelle [en français dans le texte, NDT], un signe satirique à l’encontre des élites française dont il clame qu’elles sont dominées par les intérêts juifs. Lorsqu’un joueur de football français de premier plan a effectué ce salut pour fêter un but, les projecteurs ont alors été attirés sur M. M’bala M’bala.
Déterminer jusqu’où aller pour essayer d’empêcher le comédien de rependre sa vision, tout en jaugeant quand l’action devient contre-productive : voilà une des tâches ardues auxquelles les autorités françaises font face. Au même moment, des populistes de l’aile droite, dont certains partagent des opinions antisémites similaires, semblent sur le point d’enregistrer des victoires électorales partout en Europe. Et la France n’est pas en reste ; le parti d’extrême droite le Front national y a plus d’opinions favorables que les deux autres grands partis.
La liberté d’expression est moins protégée en France qu’aux États-Unis et le fait de museler M. M’bala M’bala remporte un large soutien. Mais son cas a déclenché un nouveau débat sur les limites de la libre parole. Des avocats pour les libertés individuelles affirment notamment que le gouvernement court un risque de sur-réaction, et ainsi de mettre en danger les libertés fondamentales, pour ajouter à sa visibilité en faisant de lui un martyr. Ces avocats disent qu’ils sont particulièrement concernés par le fait que le gouvernement a interdit a priori ces spectacles.
« Ces sanctions prononcées a priori contre ses spectacles sont dangereuses non pas pour Dieudonné, mais parce qu’invoquer un risque de trouble à l’ordre public, ouvre la voie a des sanctions similaires », explique Agnès Tricoire, une avocate spécialisée dans la propriété intellectuelle et la liberté d’expression qui représente la Ligue française de droits de l’homme, un groupe dont les vues sur la liberté d’expression sont davantage anglo-saxonnes.
Madame Tricoire note que deux des jurisprudences utilisées contre M. M’bala M’bala sont hautement subjectives : l’une est la menace de trouble à l’ordre public et l’autre, que ses spectacles portent atteinte à la dignité humaine d’un groupe ou d’une communauté. Il a aussi été accusé de nier l’Holocauste, un crime en France, et d’inciter à la haine.
« La notion de violation de la dignité humaine est invoquée par certains groupes de pression qui veulent interdire les spectacles pour des raisons morales », dit-elle, avant d’ajouter qu’un pareil argument peut être utilisé par l’extrême droite pour essayer de faire interdire des spectacles ou des représentations artistiques avant même qu’elles aient eu lieu pour la simple raison que ces groupes les voient comme immoraux. Jusqu’à maintenant le gouvernement français n’a pas plié sous de telles pressions et va même jusqu’à protéger les spectateurs des manifestants quand ces derniers s’opposent à des représentations.
D’autres craignent que l’accusation de trouble à l’ordre public puisse être utilisée pour réprimer des opposants, comme le font certains gouvernements autoritaires.
Les groupes qui représentent les juifs, qui ont été les cibles principales des sketchs de M. M’bala M’bala, défendent avec ardeur les mesures du gouvernement, arguant que le message empoisonné heurte la société et sape l’objectif vénéré par les Français – du moins en théorie – que des gens de toutes races et toutes religions puissent vivre ensemble.
Les groupes juifs évoquent aussi le nombre grandissant d’actes antisémites en France, comme une bonne raison d’écraser le message de M. Mbala Mbala. Il y a eu plus de six cents actes antisémites en 2012 selon le ministère de l’Intérieur, soit une augmentation de presque 60 % par rapport à 2011. La soudaine augmentation a eu lieu après que Mohamed Merah, un Français musulman, a tué trois enfants juifs et leur professeur, un rabbin, dans une école juive à Toulouse, en mars 2012. Les chiffres pour 2013 ont quelques peu diminué, toujours selon le ministère.
Il y a aussi toujours plus d’actes islamophobes ; il y en avait environ 200 en 2012 selon le ministère de l’Intérieur et à peu près 160 en 2011. Quelques organisations non-gouvernementales qui traquent les actes islamophobes évoquent plus de deux fois ce chiffre. Un des plus récents s’est produit en février dans une ville proche de Paris, où une tête de cochon et ce qui semblait être du porc ont été jetés dans la cour d’une mosquée. Le porc est considéré comme impur par la loi islamique.
Les récentes années ont été marquées par des attaques contre d’autre groupes comme les Roms, les Noirs (comme le garde des Sceaux Christiane Taubira) et les gays, ce qui traduit un effilochement du tissu social et une montée de l’intolérance.
Les Français sont particulièrement sensibles à l’antisémitisme à cause de la collaboration du pays avec l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. « Dans un pays qui a eu l’Holocauste sur son sol, nous avons une manière très différente de gérer la question », indique la dirigeante de la branche française de l’American Jewish Comittee, Simone Rodan-Benzaquen. Mais elle admet également qu’interdire les paroles antisémites a ses limites : « Si la société, dans toutes ses composantes, ne se pose pas la question des valeurs de la société française et de comment combattre la haine des minorités, tout cela aura été vain. »
M. M’bala M’bala, qui a par le passé nié être antisémite, n’a pas pu être joint. Dans une de ses vidéos qui a récemment été le sujet d’une affaire judiciaire, il a appelé de façon provocatrice à la relaxe de Youssouf Fofana, le tueur d’Ilan Halimi, un jeune homme juif de 23 ans kidnappé en 2006 par un groupe surnommé Les Barbares, qui l’a torturé pendant une semaine avant de le mutiler et de le laisser agonisant sur une route.
M. M’bala M’bala a rétorqué que de jeunes juifs avaient causé la mort d’un musulman en 2010 et qu’il y avait eu beaucoup moins de cris d’orfraie que lors de l’affaire Halimi.
Dans un autre de ses sketches populaires, il chante une chanson appelée Shoananas, un jeu de mots qui en français sonne comme « hot pineapple ». Le mot Shoah fait référence à l’Holocauste et nana est un terme d’argot qui signifie « chick » [meuf en anglais – une interprétation inédite du New York Times ! NDT]. La vidéo montre un homme maigre et débraillé dans un semblant d’uniforme de prisonnier de camps de concentration avec dessus une étoile de David jaune surdimensionnée ; l’homme sautille sur la scène, telle une marionnette agitée par la verve satirique de M. M’bala M’bala.
La différence principale entre le phénomène M’bala M’bala et les auteurs antisémites du passé réside dans sa capacité à toucher un plus large public. Les opinions antisémites « ne sont pas si importantes que ça tant qu’elles ne trouvent pas de relais dans les masses et c’est justement ce qu’avait déjà fait Céline dans les années 30 et c’est ce que fait Dieudonné maintenant », fait remarquer le doyen de l’université de Londres à Paris, spécialiste de l’histoire de l’antisémitisme en France, Andrew Hussey.
Louis-Ferdinand Celine était un célèbre pamphlétaire et écrivain français de la première moitié du XXème siècle, qui épousa des idées antisémites virulentes. « Dieudonné a une influence dans les banlieues et s’adresse a ces populations par des codes, il n’a pas à dire “l’Holocauste n’a pas eu lieu” », continue le professeur Hussey en se référant aux banlieues pauvres souvent peuplées par des immigrants. « À la place il fait une blague à propos de la Shoah, blague qui teste les limites de la loi française. »