Le FBI a enrôlé les employés de grandes sociétés, non seulement comme informateurs sur leurs clients, mais comme supplétifs pour le maintien de l’ordre en situation de loi martiale. Ce statut implique le droit de « tirer pour tuer ». Ce dispositif, créé durant l’ère Clinton, a été développé par George W. Bush lorsqu’il a institué le département de Sécurité de la Patrie durant sa « guerre à la terreur », et prorogé par Barack Obama.
Plus de 23 000 employés de l’industrie privée ont été enrôlés comme supplétifs du FBI et du Département de la Sécurité de la Patrie (DHS en anglais) [1]. Ils sont chargés de recueillir et de fournir des informations sur leurs compatriotes états-uniens. Ils sont rattachés à une unité, dénommée InfraGard, qui grandit à vue d’oeil. Ils sont confidentiellement avertis des menaces terroristes avant l’opinion publique, et parfois même avant certains fonctionnaires. « Il existe des preuves qu’InfraGard tient davantage d’un ’Programme d’exploitation totale de l’information’ (TIPS, par ses signes en anglais) appelé à faire des entreprises privées —dont certaines peuvent surveiller les activités de millions de leurs clients— les yeux et les oreilles du FBI », comme le confirme un rapport de l’American Civil Liberties Union (équivalent aux USA d’une Ligue des droits de l’homme) intitulé Le complexe industriel de surveillance : comment le gouvernement US enrôle des individus et des entreprises dans la création d’une société de surveillance.
InfraGard rassemble des employés de 350 sociétés figurant dans le classement Forbes des 500 plus grandes entreprises US. Il reproduit le modèle expérimenté à Cleveland, en 1996, lorsque le secteur privé de la ville coopéra avec le FBI pour enquêter sur les cyber-menaces. « A l’époque, le FBI clona l’expérience », signale Phyllis Schneck, présidente du Bureau de l’Alliance nationale des membres d’InfraGard et principal artisan de la croissance d’InfraGard ces dernières années [2].
Robert Mueller, le directeur du FBI [3], a prononcé un discours lors d’une convention d’InfraGard, le 9 août 2005 : « Il existe à ce jour plus de 11 000 membres d’InfraGard… dans notre perspective, ce sont 11 000 contacts,… 11 000 partenaires participant à notre mission qui consiste à protéger les USA ». Et d’ajouter : « Les employés du secteur privé constituent la première ligne de défense ».
Le 9 mai 2007, George W. Bush signait la Directive présidentielle de sécurité nationale nº 51. Elle étendait les compétences du secrétaire à la Sécurité de la Patrie pour coordonner ses activités avec les « propriétaires du secteur privé et les sociétés disposant d’une infrastructure d’importance vitale, selon les besoins, afin d’assurer les services essentiels dans une situation d’urgence ».
« Ils sont étroitement liés à notre préparation », précise Amy Kudwa, porte-parole du secrétariat à la Sécurité de la Patrie. « Nous fournissons des formateurs et organisons des présentations conjointes [avec le FBI]. Par ailleurs, nous nous entraînons avec eux, et ils ont participé (souvent par centaines à chaque fois) à des exercices nationaux de préparation. »
D’après plusieurs membres interviewés, le fait d’être membre d’InfraGard implique d’être autorisé à « tirer pour tuer » sous le régime de la loi martiale, sans s’exposer à aucune poursuite judiciaire.
« Nous accédons très facilement à une information sûre, exclusivement réservée aux membres d’InfraGard », explique Schneck. « S’il vous fallait appeler le 1-800- FBI, vous ne prendriez pas la peine de le faire », signalait cette fonctionnaire. « Mais si vous avez fait la connaissance de Joe à une réunion et que vous avez mangé un morceau avec lui, il se peut que vous appeliez, soit pour donner une information, soit pour en obtenir. Nous souhaitons que tous aient un petit livre noir. »
Jay Stanley, un des responsables de l’ACLU, a averti : « Le FBI doit s’abstenir de créer une classe privilégiée d’Etats-uniens bénéficiant d’un traitement spécial. Il n’y a pas de "business class" dans le maintien de l’ordre. S’il y a des informations que le FBI peut partager avec 22 000 gros bonnets du secteur privé, pourquoi ne les partagerait-il pas avec le public ? Le secret n’est pas un cadeau festif que l’on offre à ses amis… Ceci s’apparente à des pots de vin que le FBI sert aux grandes sociétés pour les remercier d’avoir rejoint la machine nationale de surveillance ».
Pour le public, il n’est pas facile d’accéder à InfraGard. Ses communications avec le FBI et le DHS fonctionnent hors du cadre de la loi sur l’accès à l’information puisqu’ils bénéficient de l’exemption prévue dans le cadre de la protection des « secrets commerciaux », si bien que toute conversation avec le public ou les médias doit être soigneusement préparée, est-il précisé sur son site Web.
Mise à jour de Matt Rothschild
The Progressive a diffusé un communiqué de presse sur l’histoire InfraGard, et j’ai été interviewé par Air America, Democracy Now ! et par beaucoup d’autres émissions de radio alternatives. Les principaux médias ont préféré ignorer cette histoire, à l’exception d’une dépêche publiée par une petite agence. Mais le FBI, lui, ne l’a pas ignorée.
Le 15 février, le FBI a publié un communiqué dénonçant notre article. « Les imputations de l’article sont clairement fausses », écrivait Shawn Henry, directeur adjoint de la division informatique du FBI. « Les membres d’InfraGard n’ont aucun pouvoir extraordinaire, et n’ont pas plus de droit à "tirer pour tuer" que d’autres civils. »
« Pas plus de droit ? » Est-ce là le langage approprié ? Cela m’a rappelé une citation que j’ai rapportée de Curt Haugen, directeur exécutif du S’Curo Group et fier membre d’InfraGard. Lorsque je lui ai demandé si les agents du FBI ou de la Sécurité de la Patrie avaient dit aux membres d’InfraGard qu’ils pouvaient faire usage à volonté de la « force létale » dans une situation de crise, il m’a répondu : « Je ne vais pas faire trop de commentaires sur cette question, mais à titre individuel, vous avez le droit de recourir à la force si vous vous sentez menacé. »
A noter que le FBI n’a pas nié avoir suggéré aux membres d’InfraGard de « tirer pour tuer ». Tout ce qu’a dit Henry, c’est que les membres d’InfraGard « n’ont pas plus de droit ». Et ce n’est pas précisément ce qui infirme mon article…
Le FBI semblait agacé parce que je n’ai pas donné davantage de précisions sur la réunion à laquelle avait participé l’auteur de ces révélations. « Malheureusement, l’auteur de l’article du Progressive a même refusé de préciser où et quand a eu lieu cette ’petite réunion’ où des questions ayant trait à la loi martiale ont été discutées », faisait remarquer le communiqué de presse de Henry. « Si nous obtenons cette information, le FBI assurera très certainement le suivi de cette affaire et se chargera de dissiper tout éventuel malentendu. »
Il va de soi que j’ai omis de préciser le lieu et la date de la réunion pour ne pas exposer ma source.
Sans surprise, le communiqué de presse omet de relever que j’ai reçu confirmation des déclarations sur la « force létale » formulées par un autre membre d’InfraGard qui, lui, est nommé dans l’article. Je maintiens chacune des imputations de mon article, et j’invite le Congrès à ouvrir une enquête sur InfraGard et à examiner les plans du FBI non seulement en ce qui concerne cette unité mais en ce qui nous concerne tous en temps de crise.
Une note finale : Depuis la parution de l’article j’ai été mis sur de nouvelle pistes, et certaines sources indiquent qu’outre des individus, une société privée a été investie du « pouvoir létal ».
[1] C’est par gêne et à tort que les principaux médias européens traduisent Homeland Security par « sécurité intérieure ». En effet l’administration Bush a supprimé la traditionnelle distinction entre sécurité intérieure (police) et sécurité extérieure (armée). Les compétences du Department of Homelad Security ne sont pas limitées au territoire US ni à la sécurité intérieure. Par ailleurs la traduction « sécurité de la patrie » rend mieux la connotation autoritaire et totalitaire propre à cette expression en anglais.
[2] Depuis la rédaction de cette enquête, Mme Schneck a été remplacée par Kathleen L. Kiernan, directrice de la firme de consultants internationaux en sécurité et renseignement Kiernan Group.
[3] Robert Mueller a pris ses fonctions de directeur du FBI la semaine précédant les attentats du 11 septembre 2001. Il a été maintenu à son poste par le président Obama.