Nouvelle réduction des crédits, nouvelle déflation des effectifs : le risque est de baisser la garde et de faire une croix sur des projets qui préparent l’avenir.
Même sans la traditionnelle garden-party de l’Élysée, le défilé martial du 14 juillet 2010 sera fidèle à la tradition. En apparence, tout sera “nickel” dans les rangs, grâce aux 4 millions d’euros déboursés pour cette parade annuelle des armées. Mais dans les têtes ? Les militaires redoutent le “coup de rabot”, annoncé alors qu’ils subissent depuis plus de vingt ans déjà des réorganisations et des déflations d’effectifs (54 000 postes doivent être supprimés entre 2009 et 2014). « Cette fois, c’est la boule à zéro… »
Nicolas Sarkozy, chef des armées, a chiffré l’ampleur de l’effort : 20 000 postes (dont la moitié pour l’armée de terre) et environ 3,5 milliards d’euros de crédits militaires en moins sur trois ans.
C’est un peu moins que la coupe de 5 milliards envisagée dans un premier temps, mais les militaires, plutôt abattus, s’inquiètent des conséquences sur leurs missions. Le climat général d’économies alimente les rumeurs et nourrit la méfiance à l’égard d’un ministre, Hervé Morin, dont la stratégie politique semble le pousser à quitter bientôt le gouvernement. Calculette en main, chaque armée vérifie les conséquences de la “réduction de périmètre” : à terme, l’armée de terre pourrait être réduite à 93 000 hommes (au lieu de 131 000), la force aérienne de combat ramenée à 180 appareils et la marine à moins de 30 grandes unités navales.
Pour pouvoir honorer le contrat des opérations extérieures, les “opex” dans le jargon des militaires (10 000 hommes déployés, dont 3 750 en Afghanistan et 1 450 au Liban), les armées sont déjà contraintes à des acrobaties opérationnelles et logistiques dont le monde civil n’a pas idée. On déshabille Pierre pour habiller Paul. On gèle momentanément les activités de trois ou quatre grandes unités en métropole pour armer un bataillon en opex (600 à 800 hommes), pour le rendre opérationnel à 100 % et tenir le rang au sein d’une coalition, mais on mesure leur désillusion sur cette armée peau de chagrin dont le modèle n’a rien de séduisant pour ceux qui seraient tentés de s’engager.
La lettre de cadrage du premier ministre (45 milliards d’économies à trouver) a fixé la ligne de conduite. Pour la défense, la rigueur portera sur trois années (2011-2013), avec la simple reconduction des crédits de 2010 l’an prochain.
Morin veut limiter la casse mais la loi de programmation militaire 2009-2014 n’est déjà plus respectée : elle prévoyait une stabili-sation des crédits d’équipement militaire entre 2009 et 2011, puis une progression continue ensuite, passant de 16,2 milliards d’euros en 2011 à 18 milliards en 2014.
Plus personne ne croit au rétablissement ultérieur des budgets initiaux, au terme de ces trois ans d’austérité. L’engagement initial validé par le “Livre blanc sur la Défense”, la loi de programmation et la révision générale des politiques publiques était en effet d’assurer des crédits de 377 milliards d’euros à la défense, mais c’était avant la crise, véritable “surprise stratégique” de ces années 2000. À terme, le manque à gagner des armées pourrait atteindre 40 milliards d’euros. Il faudra sans doute rouvrir le débat stratégique.
Dès octobre 2008, le général Jean-Louis Georgelin, alors chef d’état-major des armées, reconnaissait l’ampleur du problème : « La trajectoire financière définie dans le Livre blanc repose sur des postulats qui, s’ils devaient varier, rendraient l’exercice particulièrement difficile. » Ce dossier « extrêmement complexe » est sur le bureau de l’amiral Édouard Guillaud, successeur du général Georgelin : « Le risque est de trop baisser la garde, mais je ne suis pas inquiet », disait-il le 2 juillet sur Europe 1. Il avait d’abord craint à une encoche de 5 milliards d’euros : « Ç’aurait été la rupture… »
Où sabrer ? « Dans les budgets de fonctionnement », répond l’amiral Guillaud. « Mais le gras n’existe pratiquement plus et nous sommes à l’os », assurent les militaires. La marge de manœuvre est étroite, surtout que la défense doit revoir à la baisse les prévisions de recettes supplémentaires que devaient apporter la vente d’actifs immobiliers et de certaines fréquences hertziennes. On ne mise plus que sur 2 milliards d’euros à peine, contre les 3,7 milliards prévus.
Ces fortes contraintes budgétaires menacent l’architecture d’ensemble. « L’équilibre est fragile, dit Guillaud. Il ne faudrait pas que les logiques comptables prennent le pas sur la cohérence opérationnelle. » Il faut en effet à la fois économiser mais ne pas dégrader la dissuasion nucléaire, « notre assurance-vie », ni réduire les capacités de projection (aérienne et navale), ni affecter la protection du territoire. Arrêter ou étaler un programme coûte cher, avec des conséquences sociales difficiles à prévoir. Les financiers pourront parler de « réductions temporaires de capacités » mais les militaires sont sans illusions : « On passera du temporaire au permanent, sans retour en arrière. »
Les grands programmes d’équipements devraient être épargnés, assure l’amiral Guillaud : « On n’arrête rien, dans le cadre de la stratégie du Livre blanc. » Mais chaque armée se sent visée et défend ses programmes majeurs, dits “de cohérence” : les sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda ou les frégates multimissions pour la marine ; les véhicules blindés VBCI, les hélicoptères NH90 ou Tigre, les systèmes Félin de l’infanterie pour l’armée de terre ; et les trois programmes phares de l’armée de l’air – Rafale, Airbus A400M de transport, avion ravitailleur Airbus A330 MRTT. La tentation est bien sûr de tailler dans les effectifs (225 000 hommes, fixés par le Livre blanc). « Mais nous sommes déjà au taquet pour honorer nos contrats opérationnels », répondent les états-majors. Chacun se renvoie la balle. Chez les “terriens”, on cherche à savoir qui sera le plus raboté, entre les paras, les alpins, les cavaliers, les artilleurs, les légionnaires ou les marsouins.
« Il suffit de procéder à une réévaluation, entend-on à Bercy. Le contrat initial de 30 000 hommes et 70 avions projetables à 8 000 kilomètres, pendant un an, est-il toujours aussi pertinent et utile, surtout dans le cadre de l’Otan ? » Les armées pourraient se rabattre sur le format des unités d’intervention interarmées de 5 000 hommes, projetables en permanence dans un cadre national ou multinational, déjà prévu dans la loi de programmation militaire. La réintégration dans l’Otan plaide en ce sens, même si, à terme, ce processus risque de faire de l’armée française un simple supplétif des Américains.
Cette interopérabilité revendiquée a un avantage : elle permet à la France de maintenir le niveau opérationnel de ses forces et de peser sur certains théâtres majeurs. Les inconvénients sont nombreux : la réduction du format devrait dégrader, ipso facto, les missions et les ambitions géopolitiques de notre pays, et le recours aux capacités alliées – le culte de la mutualisation, prétexte à beaucoup de renoncements – entraînera la perte de capacités pointues, au détriment direct de la France (et de l’Europe). Ce “décrochage” technologique devrait bénéficier aux seuls États-Unis. Cette évolution est préoccupante : dans le monde, l’Europe désarme, tandis que l’Amérique et l’Asie ne cessent d’augmenter leurs budgets militaires.
Le 10 juin, sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, Nicolas Sarkozy livrait son ambition de chef des armées : « Nous devons conserver les capacités d’agir partout dans le monde en projetant nos forces. Sinon, nous ne serions pas un grand pays, nous ne serions plus un grand pays. » Il précisait aussi une condition absolue : « Nous devons consacrer les moyens qui nous permettent de peser sur la scène internationale comme un grand pays. » Avec 1,5 % de son produit intérieur brut (PIB) consacré à sa défense, un pays peut-il encore se dire « grand » ?