On penserait volontiers que le conformisme est mort avec la libéralisation des mœurs, l’affaiblissement des conventions sociales et la valeur désormais attachée à l’individu dans sa singularité. Or en est apparue une version nouvelle, plus sournoise, plus floue, qui n’interdit ni l’originalité ni même la révolte solitaire. Ce conformisme « en creux » se dessine avant tout dans l’absence de refus affirmé d’un système aimablement qualifié de libéral, ce qui n’interdit pas d’espérer en corriger peu à peu les excès et les dysfonctionnements. Ce conformisme-là, ondoyant et divers, ne se reconnaît pas comme « conformisme », mais comme l’expression de l’évolution naturelle de la société. Ce qui périme illico toute discussion sur de véritables solutions de rechange...
Or ce que met en lumière cette livraison de Manière de voir (1), coordonnée par Mona Chollet, c’est que ces conceptions suaves du sens de l’histoire et du rôle qu’on peut y jouer n’ont pas grand-chose de « naturel ». Leur déploiement est lié de très près aux différentes « manufactures du consentement » (Noam Chomsky) qui, de l’industrie du divertissement aux nouvelles règles de l’entreprise, en passant par les stratégies des publicitaires, collaborent brillamment à créer l’idéal d’un monde sans frictions. Un monde où puisse s’épanouir le moral des ménages, dans le respect des personnalités, et l’harmonie d’une société dépassant, démodant le conflit. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est du marketing, c’est du management, c’est le quotidien de nos vies.
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de dénoncer une fois de plus la « société de consommation », mais de cerner l’histoire et de comprendre comment s’élabore ce consensus. De la « culture Disney » à l’embellissement de la restauration rapide, de l’énigmatique « gratuité » de certains services à la complexité de la logique participative proposée aux syndicats, apparaît une démarche commune : la mise à contribution des découvertes de la psychologie et de la psychanalyse, au service du commerce et de la paix sociale. « La vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains », affirme Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, et inventeur du marketing, dans les années 1920. On peut donc travailler à calibrer la subjectivité, à normaliser la sphère intime, pour la mettre en... conformité avec les rêves et les besoins d’un capitalisme considéré comme accomplissant les désirs des hommes. Les exemples ici analysés sont d’autant plus éclairants qu’ils se font tous écho : une fois accomplie la substitution du produit culturel à l’œuvre de l’esprit (Armand Mattelart), place est faite à la possible colonisation de l’imaginaire (Valerio Evangelisti). Du marketing sensoriel à MTV, des « fictions fédératrices » (Martin Winckler) de notre télévision au storytelling (Christian Salmon (lire aussi dans ce numéro « Le magicien de la Maison Blanche »), l’objectif est le même : vendre un produit, vendre une idée, tous deux synonymes de bonheur, d’autoréalisation. Ni complot ni fatalité, mais le déploiement d’une logique, à même d’intégrer ses contradictions (la révolte aussi est un bon produit – François Brune), et qui a l’art d’utiliser certaines valeurs « morales » pour se légitimer.
Quoi de plus émouvant que ces noces de l’affectivité et du profit bien-pensant et bien pensé, qui vont permettre à tous d’être « solidaires », y compris les patrons et les employés (Ibrahim Warde), concourant au bien commun, en renforçant la « logique de l’entreprise » (Maurice Wajman)... Le travailleur est enfin remplacé par l’homme, l’homme complexe et désirant, dans un monde qui a, enfin, surmonté la division des classes.
Plus qu’un « conditionnement », c’est un « nouvel ordre » qui se met en place. Va-t-on pour autant sombrer dans la mélancolie de l’histoire ? Certes non. Il souffle sur ce numéro, que scandent les photographies ironiques et oniriques de Dolorès Marat, un air revigorant. Car ce « nouvel ordre » est traversé de tensions et de contradictions où chacun peut faire œuvre de « contre-éducation ».
(1) Manière de voir, n° 96, « La fabrique du conformisme » , décembre 2007-janvier 2008, 7 euros, en vente en kiosques.
Evelyne Pieiller
Ecrivaine, auteure notamment de Dick, le zappeur des mondes, La Quinzaine littéraire, Paris, 2005 ; de L’Almanach des contrariés, Gallimard, coll. « L’arpenteur », Paris, 2002.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr
Or ce que met en lumière cette livraison de Manière de voir (1), coordonnée par Mona Chollet, c’est que ces conceptions suaves du sens de l’histoire et du rôle qu’on peut y jouer n’ont pas grand-chose de « naturel ». Leur déploiement est lié de très près aux différentes « manufactures du consentement » (Noam Chomsky) qui, de l’industrie du divertissement aux nouvelles règles de l’entreprise, en passant par les stratégies des publicitaires, collaborent brillamment à créer l’idéal d’un monde sans frictions. Un monde où puisse s’épanouir le moral des ménages, dans le respect des personnalités, et l’harmonie d’une société dépassant, démodant le conflit. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est du marketing, c’est du management, c’est le quotidien de nos vies.
Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de dénoncer une fois de plus la « société de consommation », mais de cerner l’histoire et de comprendre comment s’élabore ce consensus. De la « culture Disney » à l’embellissement de la restauration rapide, de l’énigmatique « gratuité » de certains services à la complexité de la logique participative proposée aux syndicats, apparaît une démarche commune : la mise à contribution des découvertes de la psychologie et de la psychanalyse, au service du commerce et de la paix sociale. « La vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains », affirme Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, et inventeur du marketing, dans les années 1920. On peut donc travailler à calibrer la subjectivité, à normaliser la sphère intime, pour la mettre en... conformité avec les rêves et les besoins d’un capitalisme considéré comme accomplissant les désirs des hommes. Les exemples ici analysés sont d’autant plus éclairants qu’ils se font tous écho : une fois accomplie la substitution du produit culturel à l’œuvre de l’esprit (Armand Mattelart), place est faite à la possible colonisation de l’imaginaire (Valerio Evangelisti). Du marketing sensoriel à MTV, des « fictions fédératrices » (Martin Winckler) de notre télévision au storytelling (Christian Salmon (lire aussi dans ce numéro « Le magicien de la Maison Blanche »), l’objectif est le même : vendre un produit, vendre une idée, tous deux synonymes de bonheur, d’autoréalisation. Ni complot ni fatalité, mais le déploiement d’une logique, à même d’intégrer ses contradictions (la révolte aussi est un bon produit – François Brune), et qui a l’art d’utiliser certaines valeurs « morales » pour se légitimer.
Quoi de plus émouvant que ces noces de l’affectivité et du profit bien-pensant et bien pensé, qui vont permettre à tous d’être « solidaires », y compris les patrons et les employés (Ibrahim Warde), concourant au bien commun, en renforçant la « logique de l’entreprise » (Maurice Wajman)... Le travailleur est enfin remplacé par l’homme, l’homme complexe et désirant, dans un monde qui a, enfin, surmonté la division des classes.
Plus qu’un « conditionnement », c’est un « nouvel ordre » qui se met en place. Va-t-on pour autant sombrer dans la mélancolie de l’histoire ? Certes non. Il souffle sur ce numéro, que scandent les photographies ironiques et oniriques de Dolorès Marat, un air revigorant. Car ce « nouvel ordre » est traversé de tensions et de contradictions où chacun peut faire œuvre de « contre-éducation ».
(1) Manière de voir, n° 96, « La fabrique du conformisme » , décembre 2007-janvier 2008, 7 euros, en vente en kiosques.
Evelyne Pieiller
Ecrivaine, auteure notamment de Dick, le zappeur des mondes, La Quinzaine littéraire, Paris, 2005 ; de L’Almanach des contrariés, Gallimard, coll. « L’arpenteur », Paris, 2002.
Source : http://www.monde-diplomatique.fr