Ces néologismes injurieux, formulés sur les réseaux sociaux, stigmatisent une « caste » médiatique jugée élitiste, des accusations portées depuis des décennies par l’extrême droite.
L’invective aurait de quoi faire sourire, si elle n’était pas si violente. Si vous êtes un minimum actif sur les réseaux sociaux, vous avez forcément dû voir passer le terme, et pour peu que vous soyez journaliste, il vous a sans doute déjà été servi : « journalope ». Un néologisme, savant mélange de « journaliste » et de « salope », souvent accompagné d’autres mots-valises pas vraiment plus courtois, comme le relevait récemment un journaliste de Télérama sur Twitter. En tête, « merdias » (croisement de « médias » et « merde ») ou le très charmant « gauchiasse » (on vous épargne l’explication de texte). Cette novlangue (qui a même droit à un palmarès sur Topito) fleurit sur Twitter et est même devenue un sujet de plaisanterie entre journalistes, qui s’amusent de l’inventivité sémantique de leurs détracteurs ou célèbrent leur « premier "journalope" de l’année » 2017.
À quand remonte exactement l’utilisation de ces néologismes antimédias ? On trouve quelques occurrences de journalope sur d’obscurs blogs dès 2007 ou sur des forums – un peu avant pour « merdias ». Maurice G. Dantec, auteur de polars décédé cet été qui a un temps flirté avec l’extrême droite, dénonçait la « médiature journalope » en novembre 2007, dans un échange publié sur un site devenu celui de la maison d’édition Ring, à qui l’on doit le pamphlet la France Orange mécanique de Laurent Obertone, porté aux nues par Marine Le Pen en 2013.
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Si aujourd’hui le néologisme figure dans des centaines de tweets, s’en prenant à i-Télé, Europe 1 ou encore au Figaro, sans que plus grand monde ne s’en émeuve, en 2012, Pierre Breteau, aujourd’hui journaliste au Monde, ou Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles de Libé, s’en étonnaient, signe de sa rareté. Aujourd’hui, en revanche, certains journalistes reçoivent très régulièrement ce type d’insultes, parfois même accompagnées de menaces de mort. « C’est permanent, c’est devenu consubstantiel » au métier, témoigne ainsi Samuel Laurent, journaliste au Monde.fr, régulièrement alpagué sur Twitter, où il cumule plus de 100 000 abonnés. « Il suffit d’être un peu présent sur les réseaux, et encore je ne suis pas une fille… » commente-t-il, allusion aux insultes sexistes, également légion.
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Contre-culture d’extrême droite
Si ces injures se démocratisent, ceux qui les emploient se revendiquent souvent dans leurs bios Twitter « patriote », « antimigrants », soutien de Marine Le Pen, membre du Rassemblement bleu Marine, ou tout à la fois. « Les insultes les plus violentes ou crasses sont le fait de trolls d’extrême droite, qui portent intentionnellement un discours transgressif », explique à Libération Cécile Alduy, professeure à l’université de Stanford et coauteure de Marine Le Pen prise aux mots – Décryptage du nouveau discours frontiste (Le Seuil, 2015). Ce type de vocabulaire revient aussi régulièrement dans les commentaires des articles publiés sur les sites de la fachosphère, comme Égalité & Réconciliation (où la plus ancienne occurrence de « journalope » trouvée remonte à 2011). Le mot a d’ailleurs été pour la première fois imprimé dans Libé en janvier 2014, attribué à un manifestant de la mobilisation réac « Jour de colère ».
On le retrouve aussi dans nos pages dans la bouche d’un candidat frontiste aux élections départementales ou prononcé par des fans de Dieudonné et d’Alain Soral. Difficile de retracer l’origine du terme, tant il semble avoir intégré la contre-culture d’extrême droite sur les réseaux sociaux – au même titre que Pépé la grenouille, devenue la mascotte des trolls de l’« Alt-Right » américaine. Un mode de communication particulièrement efficace, analyse Marc Knobel, historien, ex-rapporteur de la Commission nationale consultative des droits de l’homme sur « les appels à la haine et à l’exclusion sur Internet » et auteur de L’Internet de la haine (Berg International Éditeurs, 2012) : « Ces formules bien senties permettent de retenir l’attention, de montrer son esprit. Il y a un côté ludique, et cela flatte l’ego de celui qui comprend le jeu de mots. Il y a aussi un effet de mimétisme », le terme pouvant être facilement réutilisé par les autres internautes.
Quand Le Pen père dénonçait les « médiacrasseux »
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En novembre 1997, lors d’un colloque sur l’information, celui qui était alors président du FN avait aussi dénoncé les « médiacrasseux », soumis « aux ordres des lobbies ». Une rhétorique antimédias initiée dès les années 80 par Jean-Marie Le Pen, et aujourd’hui reprise par sa fille, expliquent dans leur ouvrage La Fachosphère (Flammarion, 2016), les journalistes de Libération et des Inrocks Dominique Albertini et David Doucet. Marine Le Pen dénonce régulièrement « la caste médiatique », « la bien-pensante médiatique », ou le « monolithisme idéologique des médias traditionnels », énumère la chercheuse Cécile Alduy, qui rappelle que les violences contre les journalistes sont aussi « récurrentes » dans les rassemblements frontistes, en témoignent les coups de parapluie de l’eurodéputé Bruno Gollnisch contre une équipe du Petit Journal en 2015. « L’idée est à la fois de discréditer les journalistes tant qu’ils n’offrent pas une couverture complaisante et de se construire une posture antisystème nécessairement du côté de la "vérité" » – incarnée par Fdesouche et consorts, sites vus comme une alternative aux médias traditionnels et censés endosser une mission de « réinformation ».