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« Ce n’est plus ma guerre » : voyage sur les traces des déserteurs ukrainiens

Plus de 22 000 Ukrainiens ont traversé illégalement la frontière avec la Roumanie, pour déserter l’armée ou échapper à la mobilisation. Un quart d’entre eux ont emprunté une route périlleuse à travers les montagnes. Les autres ont choisi de passer la rivière Tisza à la nage.

« J’ai décidé de partir, car les officiers n’étaient pas honnêtes avec nous »
Artem, déserteur ukrainien

Leur visage est creusé par la fatigue, mais les deux compagnons sont en vie. Roman retire en toute hâte ses bottes, grossièrement doublées avec des sacs en plastique. En guise de bienvenue, un rayon de soleil éclaire sa barbe mal rasée. « Je suis de Poltava », déclare-t-il en tirant de sa poche un écusson des forces armées ukrainiennes. Ce jeune homme vient de franchir illégalement la frontière pour arriver en Roumanie, au prix d’un périple éprouvant. Il y a quelques semaines, il combattait encore dans le Donbass, comme tireur d’élite. Son camarade Mykhaïlo semble perdu. Son regard trahit les épreuves des derniers jours, là-haut dans les montagnes.

Les deux Ukrainiens ont été repérés dans la matinée, après avoir accompli l’essentiel de leur expédition à travers la chaîne des Carpates. Pris en charge par les secours, ils sont conduits dans les locaux de la police aux frontières, où leur sera notifiée leur entrée illégale sur le territoire. Et si les sommets enneigés paraissent majestueux, depuis le village de Poienile de Sub Munte, ils recèlent également d’innombrables pièges. Les deux fuyards l’ignorent encore, mais un groupe de secouristes a passé la nuit entière sur les hauteurs, à crier leurs noms dans l’obscurité de la nuit.

Il est environ 23 heures quand l’alerte est donnée par téléphone depuis l’Ukraine. Le frère de Mykhaïlo transmet aux services d’urgence roumains des coordonnées GPS approximatives, et sans doute obsolètes, tout en les menaçant si rien n’est fait. Le Salvamont Maramures, service de secours en montagne, n’a pas besoin de ce genre de pression pour prendre l’affaire au sérieux. Depuis le début de la guerre, ses équipiers ont déjà sauvé plus de 250 déserteurs ukrainiens, au cours de 200 missions en montagne. Trois sauveteurs partent immédiatement à l’assaut des sentiers enneigés, à bord de leur buggy survitaminé qui bourdonne dans la nuit, suivis par un robuste 4X4 de la police aux frontières.

Les deux véhicules s’arrêtent à trois reprises pour faire retentir de puissantes sirènes et signaler leur présence à des centaines de mètres à la ronde. Pas de réponse. Une douzaine de kilomètres plus loin, le groupe est contraint de continuer à pied, en remontant d’abord le cours d’un ruisseau glacial. Aussi lisse que piégeuse, la neige avale les jambes sans prévenir, à peu près tous les vingt mètres. Les affaires se compliquent encore à l’approche de la frontière ukrainienne, où le secteur est segmenté par d’indistincts ravins, cachés sous un manteau blanc. Mihai Cantea et ses camarades, pareils à des chamois, grimpent en ligne droite les escarpements.

Après deux heures d’ascension, les hommes du Salvamont marquent une pause. Au lieu renseigné, à 700 mètres environ de la frontière, personne ne répond à leurs appels. « Ils ont dû changer de secteur, ou ils sont morts », résume Mihai Cantea. Il est 3h40 quand l’équipe entame son long retour. « Bien sûr que c’est frustrant, commente le sauveteur. Mais c’est notre devoir de vérifier. »

 

 

Cette fois-ci, l’histoire se termine bien, puisque les deux hommes sont récupérés le lendemain. Mais depuis le début de la guerre, seize hommes ont déjà péri sur les hauteurs et cinq autres sont portés disparus depuis trois semaines. Ils n’ont jamais pu être localisés, après l’appel de leurs proches. Des Ukrainiens de tous âges tentent leur chance. L’âge minimum de mobilisation est de 25 ans, mais la loi martiale interdit aux hommes entre 18 et 60 ans de quitter le pays.

Vladislav Duda, lui, est un miraculé. Le mois dernier, il a été secouru en état d’extrême hypothermie, alors qu’il serrait son petit chat contre la poitrine, pour se réchauffer. Il se trouve aujourd’hui dans un autre pays européen, énième étape d’un périple initié à Kharkiv il y a plusieurs mois. Il a longtemps reporté sa désertion, de peur de tomber sur des patrouilleurs ukrainiens. « J’avais préféré attendre l’hiver, qu’il fasse plus froid, pour tenter la traversée », raconte ce jeune homme de 28 ans. « Finalement, j’ai rencontré deux gars et on s’est lancés. Là-haut, on mangeait du saucisson et du kacha [une bouillie à base de céréales], on dormait sous la tente. »

Le petit groupe parvient à gagner le versant roumain, creusé de ravins, à plus de 1 900 mètres d’altitude. « Mais là, les pentes étaient beaucoup trop abruptes. On devait descendre en position assise. J’ai fini par tomber. » Ses deux camarades appellent les secours, puis décident de l’abandonner et de continuer leur route. Vladislav est désormais seul, allongé dans un cercueil de glace, convaincu que le chemin va s’arrêter là. Pour de bon.

 

 

Mais Mihai Cantea finit par le localiser en remontant les traces de pas dans la neige. Sur place, il découvre un homme trempé et grelottant, presque inconscient, qui répète « cat, cat », pour signaler la présence de Peach, le petit chat qu’il tient contre lui, comme une bouillotte. Les secouristes comprennent « cut, cut » et pensent d’abord qu’il souffre d’une coupure. Quoi qu’il en soit, son état de santé inspire une vive l’inquiétude, d’autant que les conditions météo sont trop mauvaises pour faire décoller un hélicoptère. « Il a fallu dix-huit heures pour me transporter en civière, mais je ne me souviens de rien, raconte le rescapé. Juste que le chemin était très long. »

Pour autant, le fuyard n’exprime aucun regret.

« Le plus dangereux, ce n’est pas de passer huit jours en montagne, c’est d’aller à la guerre. Je connais des gens morts trois jours après leur arrivée au front. »

Ce journaliste anticorruption, l’un des rares à s’exprimer sous son identité réelle, affirme être depuis la cible de commentaires injurieux en Ukraine, postés sur internet. « Je veux vivre, je ne veux pas me battre pour des gens corrompus », répond-il à ceux qui l’accusent d’être un traître. « Et je ne veux pas rentrer au pays tant qu’il y aura de la corruption. »

 

 

Deux heures de plus, et Vladislav aurait sans doute trouvé la mort, confie Dan Benga, le chef du Salvamont Marmatures. L’expérimenté secouriste conserve des photos et des vidéos de toutes les interventions. La plus longue a duré 133 heures. À cette occasion, l’agence européenne Frontex avait même engagé trois hélicoptères. Quatre hommes ont été sauvés, six sont morts. Le secouriste montre ensuite les images d’un homme sur le ventre, vêtu d’un simple short et d’un tee-shirt.

« La phase finale de l’hypothermie est caractérisée par une irrépressible bouffée de chaleur. Avant de mourir, cet homme avait jeté tous ses habits un peu plus loin. »

Lire le reportage entier sur frncetvinfo.fr

La désertion, le sport national ukrainien

 






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