La géopolitologue Caroline Galactéros revient sur la grande bascule du monde qui a lieu depuis quelques années et qui maintenant est manifeste aux yeux de tous, sauf des Occidentaux, qui sont dans le déni et œuvre activement à leur propre déclin tout en croyant être le phare d’un monde qui ne veut plus d’eux, du moins en l’état, et a les moyens de se passer d’eux.
Les Européens ! Nous, on est dans une espèce de bulle cognitive, dont manifestement on ne veut toujours pas sortir, alors que pourtant y a des démentis, le réel est là sous nos yeux et il serait temps d’en prendre la mesure.
L’Europe technocratique, c’est une excroissance qui est de plus en plus décorélée et séparée des peuples, de la volonté des peuples, des besoins des peuples, et qui considère qu’elle va mettre en place un système qui s’occupera des populations. Le vocabulaire aussi a changé : c’est plus les nations, c’est les territoires ; c’est plus les peuples, c’est les populations. [L’Europe technocratique] dilue, postule que les identités nationales sont mauvaises. Donc l’abaissement français, c’est avant tout une question d’état d’esprit, une question de renoncement à soi-même, une question de translation de ce qu’on imagine être la puissance possible du territoire national et de l’idée de souveraineté nationale vers ce qu’on appelle la souveraineté européenne, mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? et pour faire quoi ? C’est la pensée magique.
Il faut arrêter de voir les relations internationales comme des relations amoureuses.
L’hégémonisme est porté par une puissance qui s’imagine encore être indispensable, dont les leaders le disent, qui continuent à le dire publiquement. Faut quand même oser, en 2023, avec tout ce qui se passe sur la planète, voir des dirigeants américains qui ont encore le culot, l’aplomb – ou alors je ne sais pas, une pensée délirante – d’expliquer qu’ils sont la puissance indispensable à la sécurité du monde, quand on voit ce qui s’est passé depuis ne serait-ce que vingt ans, c’est ahurissant. Ça aussi, c’est un déni de réalité complet.
La puissance de tête de cet Occident, auquel je n’ai pas l’intention d’obéir pour autant, parce que je pense que les pays peuvent avoir eux aussi des intérêts qui leur sont propres, cette puissance de tête, elle doit restaurer son crédit politique et moral, qui est en morceaux.
Pourquoi voir la guerre comme le seul mode possible, et la destruction de ce qui n’obéit pas, comme le seul mode possible de relation avec le reste du monde ? Ça pouvait être envisager sans doute, dans les rêves les plus fous des stratèges américains, pendant les années 90 ; maintenant la Chine, la Russie, le Moyen-Orient qui est en train de coaguler, tout ça, et l’affaire des BRICS, c’est inconcevable.
Il y a eu un autre mouvement depuis deux, trois ans, surtout depuis l’Ukraine, ça a accéléré ce qui s’est passé au Moyen-Orient, de prise de conscience des États du Moyen-Orient de la nécessité pour eux de sortir de certaines soi-disant inimitiés définitives, qui en fait les empêchent de se développer. Je pense au rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite, je pense au rapprochement entre l’Arabie saoudite et la Syrie, je pense au rapprochement entre le Qatar et l’Arabie saoudite, et je pense aussi à l’intensification des relations turco-iraniennes. Et donc tous ces pays, dans la zone, qui ont été depuis des décennies montés les uns contre les autres, chiites contre sunnites, frères musulmans contre wahhabites, bref tout ça, ça faisait le jeu des États-Unis, on déstructure le Moyen-Orient, on le déstabilise au maximum, comme ça on renforce la sécurité d’Israël, tout ça, on voit que les acteurs locaux commencent à se dire faut qu’on se sorte de tout ça.