La finalité de la publicité, de la réclame, est de faire vendre. Les affiches de Benetton exhibant des photomontages de personnalités s’embrassant sur la bouche, accompagnés du titre « unhate » (non-haine) sont, en principe, destinées à cet usage.
On sait que l’argent n’a ni odeur, ni saveur, mais qu’il obéit, dans sa logique machiavélique, au pire des cynismes. Tout est bon pour parvenir à accroître les profits, et ce n’est pas une firme comme Benetton qui en sera gêné. Déjà, dans les années 80, elle s’était distinguée en instrumentalisant la faim et le sida, autrement dit la souffrance d’autrui.
Cependant, la publicité ne poursuit pas que des buts mercantiles. Elle détient un rôle plus pernicieux, plus nocif, plus ambitieux : elle est l’idéologie du monde marchand contemporain. Drainant des sommes fabuleuses qui irriguent les médias, la presse écrite, parlée et audiovisuelle, elle finance en grande partie le système, tout en enchaînant, par le chantage, les porte paroles de celui-ci. Toutefois, on conviendra qu’elle n’a pas de mal à persuader, par d’autres moyens que cet intéressement, au capital de l’ordre mondial : sa rhétorique, son discours concordent parfaitement avec l’esprit de l’époque, et rencontrent l’assentiment des acteurs de la désinformation et de l’endoctrinement.
La différence entre Benetton et d’autres firmes, c’est que, là, on ne se contente pas de transmettre un message formaté, avec les inévitables images heureuses qu’arborent triomphalement des automates humains réjouis de posséder. A priori, il n’existe pas non plus de rapport logique entre ce qui est montré sur les affiches, et la nature du produit vendu. Mais qu’importe, d’un point de vue marchand, puisqu’il s’agit de faire parler de soi. Les publicistes de Benetton ont utilisé la méthode usée par l’art moderne et contemporain, depuis Duchamp, d’une efficacité redoutable, mais finalement quelque peu élimée, qui consiste à choquer, heurter, pour toucher. Là où le vide persiste et signe, ne reste plus que la forme pour exister.
Mais dans le fond, on voit bien que la vision du monde est la même que dans la pub habituelle. D’abord, Benetton envoie un message d’ « amour », d’empathie, de bons sentiments. D’autre part, des personnalités censées se haïr, selon une vision échappée du café du commerce, se trouvent raccommodés par une sorte de miracle, que tout « indigné » et tout lycéen s’intéressant vaguement au cours des choses, et imprégnés de guimauve sentimentale, avec cette déclinaison devenue inévitable de l’homosexualité, trouveraient bienvenu.
La « philosophie » du signifié, si on peut évoquer ici une philosophie, appartient donc à la vulgate émotionnelle, affective, à la doxa quasi officielle du système marchand mondialisé, qui repose sur un déluge fluctuant et vasouillard de bons sentiments, de sagesse de femme de ménage et d’ado impubère, et qui veut laisser croire que, si ça va mal, c’est la faute à l’affreuse haine qui naît du ventre de la bête immonde etc. Avec un peu de bonne volonté, tout s’arrangerait. La faute revient à des individus, non à des forces, à des intérêts conflictuels, à une logique géopolitique qui dépassent les personnes singulières, même les chefs. On fait donc l’économie d’une réflexion approfondie. Ce qui constitue un des buts recherchés.
Remarquons au passage combien l’amour est ravalé à une dimension connotée sexuellement, et dans sa version, évidemment, « irrégulière », puisque le rapport homosexuel est fortement suggéré. Ce qui indique le degré de subtilité et d’authenticité du rapport humain dans la société contemporaine, qui a réussi, à force de manipulations et de bourrage de crâne, à convaincre les masses que la force de l’attachement se trouvait à ce niveau.
Notons aussi que les oppositions, si elles sont peut-être valides, entre ces personnages qui s’embrassent sur la bouche, relèvent de la caricature, et sont même un peu bouffonnes. Quand on sait par exemple que Nétanyahou et Mahmoud Abbas sont censés, d’après la logique de l’affiche, se haïr, on rigole bien. Pourquoi ne pas avoir imaginé un baiser entre le premier et un dirigeant du Hamas ? Et pourquoi pas entre un rabbin et un imam ? Les non-dits valent sens.