Il y a trois raisons au moins d’anonymiser les djihadistes passés à l’acte. Par Bernard-Henri Lévy.
La première est que donner leur nom, diffuser et rediffuser leur visage vivant, et surtout mort, faire d’eux les figurants mondialement célèbres de ce spectacle qu’est aussi, à l’âge du tout puissant visible, la guerre terroriste, revient à exaucer ce qui aura été l’un de leurs désirs ultimes : les tueurs du Bataclan n’exigeaient-ils pas de leurs otages, quelques minutes avant le massacre, qu’ils appellent les chaînes d’information en continu ? L’islamiste de l’Hyper Cacher ne prit-il pas la peine d’exiger de l’une de ces chaînes qu’elle modifie, pour lui, son générique et son bandeau ? Et est-ce un hasard si l’assassin en série de Nice a laissé derrière lui, en évidence, dans son camion, sa carte d’identité ?
La deuxième est qu’entrer, comme on le fait alors, dans le détail de ces existences zombies, dérouler le fil qui va d’une enfance invariablement « malheureuse » à une radicalisation généralement « éclair », s’attarder sur le soi-disant mystère du monstre qui était aussi un bon père, un mari plutôt normal, un voisin aimable et toujours prêt à rendre service, est le plus court chemin vers cette banalisation du mal dont on sait depuis longtemps qu’elle est, en ces matières, l’un des pires dangers qui soient : à quoi bon apprendre, par exemple, que l’égorgeur de Saint-Etienne-du-Rouvray avait une « personnalité nickel » ? Quelle information décisive nous donne-t-on quand on nous passe et repasse en boucle le témoignage de la veuve d’un des tueurs de Charlie Hebdo confiant qu’elle n’a, un an après, toujours pas trouvé le moindre « signe précurseur » de la radicalisation de son mystérieux mari ? Et fallait-il passer tant d’années à combattre la culture de l’excuse pour finalement donner la parole au « meilleur ami » du tueur de Nice nous confiant que celui-ci était quelqu’un de « magnifique », qu’il avait « les yeux en amande », qu’il lui est même arrivé de dire « Je suis Charlie » – mais qu’il était « frustré », qu’il trucidait des « peluches » et que, de sa personnalité « borderline », est venu son « basculement » ? Il y a, dans cette interminable et souvent dérisoire chronique de l’épouvante, une façon de désarmer les consciences et, sous prétexte de nous montrer le visage du crime, de nous rendre, en réalité, aveugles à ce qu’il a d’insoutenable et de révoltant…
Et puis la troisième raison de fond qui devrait inciter les médias à flouter, ou évoquer par leurs seuls prénoms ou initiales, ou rejeter, tant que faire se peut, dans l’obscurité de l’anonymat ces noms dont la répétition hypnotique rythme désormais nos jours, c’est que ce mélange instable de trivialisation et d’héroïsation, cette façon de nous dire à la fois que ces hommes sont des hommes ordinaires mais qu’ils ont associé leur destin à des actes inoubliables, va avoir une dernière conséquence – la pire : un effet d’entraînement ; une invitation, chez des esprits faibles, à suivre l’exemple et à passer à l’acte ; la jouissance anticipée, chez le successeur, de cette gloire mondialisée qu’a atteinte, après sa mort, le tueur qui lui sert de modèle…
Lire la suite de la verve incandescente de BHL sur bernard-henri-levy.com