On n’a pas fini de revisiter la période 1939-1945 !
Il y a quelque temps, je suis tombé presque par hasard sur un dessin animé Disney de 1943 fascinant, que je me suis empressé de sous-titrer pour la sphère francophone :
Après quelques recherches, j’ai réalisé avec stupéfaction que la plupart des dessins animés Disney (Bambi, Pinocchio...) et Warner (Tom & Jerry, Bugs Bunny, Daffy Duck...) ont été produits dans les années 1930-1940. En continuant à chercher, je me suis même rendu compte que deux principaux groupes de ces courts-métrages ont été censurés jusqu’à aujourd’hui :
- un premier groupe juste après 1945 : à destination du grand public, ces dessins animés étaient trop axés sur l’effort de guerre antifasciste qui n’avait plus lieu d’être, l’ennemi de l’oligarchie américaine ayant très vite changé ;
- puis un second groupe en 1968 dans la foulée du mouvement pour les droits civiques, dû au caractère jugé trop insultant de certains cartoons vis-à-vis des Noirs américains .
Je vous propose ici un cartoon censuré –banned- de 5 minutes datant de 1943, intitulé L’esprit de 43, une propagande pour l’impôt sur le revenu. Le contexte historique en bref : les USA sont sur deux fronts, le Pacifique et l’Europe. L’économie américaine est toute conditionnée vers l’effort de guerre, et les médias n’en sont pas exempts. Les studios californiens de Disney sont même réquisitionnés par l’armée : les studios de tournages deviennent des entrepôts militaires et une partie des dessinateurs font des dessins animés de propagandes et d’éducations militaires.
Rappelons que l’impôt sur le revenu - income tax - fut appliqué exclusivement aux riches depuis la création de la FED en 1913. Il fut généralisé à tous les citoyens américains pour l’effort de guerre après les évènements de Pearl Harbor en décembre 1941. L’industrie de feu Walt Disney était donc sommée d’ « éduquer » les masses à payer leur nouvel impôt –Victory Tax of 1942- en bonne et due forme ; en effet, à l’époque les impôts n’étaient pas directement déduits du salaire, il fallait le débourser ultérieurement par soi-même. Donald Duck, star Disney du moment, sera ainsi « réquisitionné » pour la cause nationale. Walt Disney le fit à contre-coeur, s’étant demandé pourquoi on ne jetait pas tout simplement les fraudeurs en prison.
Résumé
Ce cartoon est structuré en deux parties.
- Dans la première partie on y voit Donald Duck, jouant le rôle du travailleur américain moyen venant de recevoir sa paie. Il est tiraillé entre ses deux penchants : l’économe (incarné par le personnage qui deviendra en 1947 Picsou), et le dépensier. Dépenser la paie, passer du bon temps dans une oisiveté peu glorieuse, ou économiser pour payer les impôts dans le temps, et par là remplir son rôle de patriote américain ? Donald Duck opte sans surprise pour le deuxième choix, en se rendant compte que la dépense futile profiterait aux forces de l’Axe, assimilées par Disney aux vices du monde de la nuit : les jeux d’argent, les filles, etc.
- La seconde partie entraîne le téléspectateur loin des personnages plaisants et familiers pour développer un discours intégral de propagande, adressé à tous. La voix-off, à la fois moralisatrice et entraînante, fait l’apologie de l’effort de guerre afin de "terrasser l’ennemi de la liberté", le tout accompagné de scènes de guerre victorieuses. Le cartoon finit en fanfare par ce qui aurait bien pu être un slogan publicitaire :
Taxes will keep democracy on the march !
Commentaires
Ce cartoon est parsemé de symboles et de messages subliminaux, destinés aux plus jeunes comme aux plus âgés, où l’implicite et l’explicite sont habilement imbriqués. On peut par exemple apercevoir la swastika se transformant en un V comme Victoire (ou Vendetta ?) après sa destruction par Donald, ou encore le drapeau américain et le Soleil Levant nippon apparaissant dans plusieurs arrière-fonds, etc.
On y retrouve étrangement les mêmes bribes de discours émanant des chefs d’Etats occidentaux aujourd’hui : ennemi de la liberté, de la démocratie, de la paix... Le concept de liberté, véritable obsession états-unienne ne datant pas d’aujourd’hui, y est utilisé à toutes les sauces à des fins émotionnelles, sans bien sûr ne jamais faire appel à l’esprit critique des masses. C’est grâce à cette idée de liberté que l’Amérique Latine fut remodelée pour être la chasse gardée des Etats-Unis dès le XIXème siècle ; mais ceci est une autre histoire.
Disney en phase avec l’air du temps
Il est intéressant de noter que lors de la seconde partie riche en effets sonores et visuels d’une extrême violence, la puissance de destruction des machines de guerre est promue et exaltée. Il faut mettre cela en perspective avec le progrès technique qui séduit les masses depuis le début de l’ère industrielle. On peut également évoquer la culture des armes à feu, ancrée historiquement dans la mentalité WASP, et ce à quoi Disney fait sans doute appel dans ce cartoon : « Taxes for guns, guns, all kinds of guns... ! ».
A cela on peut ajouter l’influence de l’art moderne, courant déjà mûr aux USA dans les années 1940, notamment dans la scène de l’usine à armes durant laquelle les machines frappent au rythme de la musique. On retrouve ces influences artistiques et idéologiques dans Les Temps Modernes de Charlie Chaplin (1936) et dans Fantasia de Disney (1940) dans la fameuse scène des balais enchantés travaillant en cadence militaire, que Mickey ne parvient pas à contenir.
L’apologie de la puissance militaire nationale est un aspect de la propagande qui passerait beaucoup moins bien dans les démocraties libérales occidentales actuelles, la technologie militaire y étant plutôt perçue comme intolérablement terrifiante (napalm, phosphore blanc, ogives nucléaires constituent dans l’inconscient collectif autant de notions associées à une honte plutôt qu’à une fierté). Les bombes atomiques lancées en 1945 à Hiroshima et Nagasaki ont contribué à une prise de conscience collective, et le cinéma témoigne notamment à travers l’incontournable et indémodable Godzilla d’Ishiro Honda (1954) – profitez du libre accès aux vidéos internet pendant qu’il en est encore temps !
La propagande « pro-guerre » est de nos jours plus axée sur le chantage à l’endroit du téléspectateur, en brandissant les épouvantails de l’éternelle culpabilité séculaire, de la souffrance des populations autochtones, ce qui relève d’une méthode bien plus fallacieuse à mon sens.
D’une efficacité redoutable
Quelle que soit notre opinion sur l’hégémonie américaine passée et actuelle, ne nions point l’évidence : Hollywood est très fort. Digne des théories psychosociologiques de l’expert en relations publiques Edward Bernays développées dans Propaganda (1928), ce court-métrage est une remarquable oeuvre de propagande, en plus d’un document historique, dans laquelle le message est habilement diffusé. Et le tout en beauté : l’excellente voix-off, accompagnée de la 5ème symphonie de Beethoven, remplit haut la main son devoir de propagande-passion.
Le département du Trésor a estimé que 60 millions d’Américains ont vu L’esprit de 43 à l’époque (au cinéma), et un sondage indiquait que 37% de personnes en plus ont souscrit volontairement à l’impôt sur le revenu.
Les médias connaissent très bien leurs téléspectateurs.
On attend avec impatience "L’esprit de 2014 : Donald Duck contre Ahmadinejad".