...c’est au nom de leur « supériorité » que ces « égalitaires » veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu’ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien ; et, comme cette « supériorité » n’existe qu’au point de vue matériel, il est tout naturel qu’elle s’impose par les moyens les plus brutaux. Qu’on ne s’y méprenne pas d’ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de « civilisation », il en est certains pour qui ce n’est qu’une simple hypocrisie « moraliste », un masque de l’esprit de conquête et des intérêts économiques ; mais quelle singulière époque que celle où tant d’hommes se laissent persuader qu’on fait le bonheur d’un peuple en l’asservissant, en lui enlevant ce qu’il a de plus précieux, c’est-à-dire sa propre civilisation, en l’obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont faites pour une autre race, et en l’astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité ! Car c’est ainsi : l’Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre ; comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d’ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s’agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu’un « paresseux » ...
Réné Guénon, La Crise du monde moderne