Le culte de la souffrance – et surtout des avantages qui vont avec – est devenu le symbole néfaste de notre époque. C’est à qui souffrira ou plutôt dira avoir souffert le plus, ce qui n’est pas exactement pareil. Car il y a des gens qui souffrent vraiment, aujourd’hui en France, mais curieusement, on ne les entend pas, ou pas souvent, et de toute façon le bruit de leur souffrance est couvert par l’immense tam-tam des souffrances apprises, ou cultivées.
Oui, la souffrance rapporte, dans un monde dominé par des catégories qui se disent souffrantes ou ayant souffert (ça peut remonter à plusieurs générations, c’est no limit, même si à un moment donné il faut fournir quand même quelques preuves historiques), donc ça se cultive. On apprend à faire souffrant, on apprend à gémir, pleurnicher, pour tirer des larmes et du fric au grand public, à l’État ou à des organisations humanitaires. La souffrance est devenue un marché, et dès qu’un nouveau marché s’ouvre, en pays capitaliste, vous pouvez être sûrs qu’il y a des escrocs bien organisés dessus.
On devrait inventer les Victoires de la Souffrance, avec les représentants de catégories de Français qui souffrent ou ont souffert, et qui viendraient en plateau faire monter le larmomètre. Ensuite, les dons affluant, on aurait la Victoire de la plus grande souffrance, de la souffrance la plus télégénique, de la souffrance la plus injuste, la plus insolite (un trans cul-de-jatte violé entre trois et six ans par un groupe de pitbulls affamés dans une cave tenue par des racailles fichées S) ou de la souffrance la plus oubliée.
Dans la catégorie des souffrances oubliées parce qu’elles ne sont ni rentables ni télégéniques (ça va ensemble), il y a les clochards, dits aussi SDF, sans domicile fixe. Ce qui est une appellation faussée puisque les gens du voyage n’ont pas de domicile fixe non plus, les grands voyageurs non plus (on met de côté le mythosophe Sylvain Tesson junior, l’homme qui a discuté des heures avec la dernière panthère des neiges dans un mont mythique du Lointainistan), les nomades urbains (qui vivent ici et là, au gré de leurs rencontres)...
Vraies souffrances contre souffrances apprises
Les cloches, qu’on appelait de tous temps comme ça avant que le jargon néolibéral n’en fasse un sigle plus présentable – SDF –, souffrent, mais en silence. Les grandes douleurs sont muettes, disait le poète. Il n’y a pas grand-monde chez les journalistes mainstream pour aller interroger une cloche, on peut y choper des poux, des mauvaises odeurs et une pitié assez dangereuse, pour paraphraser à la fois Stefan Zweig et Rony Brauman.
Il y a aussi plein de familles dans la mouise – on parle désormais de plus de 12 millions de Français pauvres (moins de 880 euros par mois pour une personne seule), soit 18 % de la population, avec une hausse des demandes de RSA de 14 % depuis le printemps 2020, un plan très concret du néolibéralisme macronien. Ces familles ou individus font l’objet, chaque début d’année, d’un petit reportage marronnier des médias mainstream, puis on passe à autre chose. Et cette autre chose, c’est la souffrance cultivée, ou artificielle.
Dans le genre, les exemples pullulent, alors on va s’arrêter sur la dernière victime en date qui clame sa souffrance à tous les micros qui se tendent sous ses mentons : la chanteuse noire Yseult. Le magazine Femina (un attrape-pubs avec du contenu bien-pensant) vous la présentera mieux que nous :
Elle est détonante, Yseult. Et atypique. Physiquement d’abord. Du haut de son mètre 77 et avec ses rondeurs voluptueuses de femme callipyge rappelant les sculptures de Fernando Botero, elle en impose. Avec générosité, mais sans en faire des tonnes. Car si, au départ, Yseult avait de la peine à vivre en paix avec cet aspect « too much » – « Depuis la maternelle, j’ai toujours été trop, trop grande, trop forte… », lâchera-t-elle – aujourd’hui, la demoiselle s’assume. D’autant qu’elle possède plus d’un atout dans son jeu. A commencer par cette voix d’or noir, puissante et agile, qui lui a valu de se retrouver dans les bacs début janvier. Mais aussi grâce à ce charme incandescent qui se dégage de son joli visage de madone africaine, à ces feux follets prêts à s’embraser qui illuminent ses yeux charbon.
Comme de bien entendu, Yseult a gagné une Victoire de la Souffrance, pardon, de la Musique. Elle est sacrée révélation de l’année. Son discours restera :
« Comme une vieille meuf... Putain, désolée, c’est chaud, c’est chaud de ouf, c’est chaud de ouf... C’est pas fini, le chemin est long en tant que femme noire, le chemin est long en tant que femme grosse, en tant que femme oubliée de la société, oubliée de la culture, nous y sommes papa... »
Un grand bravo à @yseultofficiel sacrée révélation féminine de l'année ! #Victoires2021
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— France 2 (@France2tv) February 12, 2021
Les gens dans la salle applaudissent-ils la chanteuse, la Noire, la grosse, la femme (une catégorie victimaire) ou la souffrante ? Impossible de déterminer précisément les proportions, mais une chose est sûre : Yseult cochait toutes les cases.
Il ne manquait plus que trans, et elle raflait la Victoire totale de Benjamin Biolay, le chanteur pour cadres ayant voté Macron sans comprendre qu’ils allaient bosser plus longtemps et se faire ratisser leur épargne.
Mais, mais, mais, on nous envoie ça :
Et pendant ce temps-là...
« Je ne sais même pas si je vais pouvoir dormir parce que j’ai trop peur de ne pas me réveiller demain matin. Je suis un peu démoralisé ce soir. »
« On a la tête juste sur le niveau de l’eau, et c’est pour ça que y en a qui coulent, et c’est pour ça que y en a qui se suicident, c’est simple. »