L’Estonien Herman Simm était un agent double. Tous les dossiers militaires passaient entre ses mains. C’est la plus grosse affaire d’espionnage depuis la fin de la guerre froide.
L’histoire est digne des romans d’espionnage de John le Carré. Pendant une dizaine d’années, l’Otan et l’Union européenne ont été manipulées par un agent double estonien au profit de la Russie. L’Estonie, cette ancienne République soviétique qui a rejoint les instances euro-atlantiques en 2004, est sous le choc. À Bruxelles, aux sièges de l’Alliance atlantique et des Vingt-Sept, on essaie d’évaluer les dégâts, probablement considérables pour les deux organisations. Il s’agirait de la plus grosse affaire d’espionnage depuis la fin de la guerre froide.
Le pot aux roses a été dévoilé le 21 septembre 2008, date de l’arrestation d’un certain Herman Simm et de son épouse, Heete, accusés de haute trahison. « Simm est soupçonné d’avoir divulgué les plus grands secrets de l’Otan aux services de renseignement russes », a immédiatement expliqué le quotidien estonien Postimees.
Herman Simm travaillait depuis 1995 pour le ministère de la Défense. Ce n’était pas un quelconque fonctionnaire. Ces dernières années, tous les dossiers secrets militaires de son pays passaient entre ses mains. Une taupe en or pour Moscou !
L’annonce de cette trahison au profit de l’ancien occupant russe a fait l’effet d’une bombe dans les rues de Tallinn, car Herman Simm est tout sauf un inconnu. Âgé de 61 ans,ce personnage jovial à l’allure bonhomme, sorte de “Madoff de l’espionnage”, devint un héros local au début des années 1990, au moment où l’Estonie luttait pour son indépendance.Alors simple colonel de la milice (la police), responsable de la sécurité des bâtiments officiels, il fut violemment pris à partie par un groupe prorusse anti-indépendantiste. Son visage en sang fit la une des journaux d’opposition. Sa carrière connut une ascension fulgurante.
En décembre 1994, Simm est nommé chef de la police estonienne.Il ne brille pas par ses compétences et il est remplacé un an plus tard, à la faveur d’un changement de gouvernement. Grâce à sa popularité, il obtient une porte de sortie honorable : le voici chef du bureau information et analyse au ministère de la Défense. « Notre État était de train de naître, nous avions mille défis à relever. Alors, ce petit département, tout le monde s’en fichait », a raconté au Nouvel Observateur Jaanus Rahumägi, un ancien collègue,aujourd’hui président de la commission parlementaire pour les affaires de sécurité.
Sérieux, méticuleux, Herman Simm semble comme un poisson dans l’eau. Tout le monde l’apprécie. Sa compagnie est recherchée.En 2001,c’est vers lui que les autorités se tournent pour créer puis diriger un nouveau service au sein de la Défense : le département des secrets d’État. À la veille de l’intégration de l’Estonie dans l’Otan et l’Union européenne, il doit assurer la coordination de la protection des dossiers militaires secrets. Il devient un personnage très important.Lorsque le ministre de la Défense veut consulter des rapports secrets, Simm en personne les lui remet, avant de vite les reprendre pour les classer.
En 2003, Tallinn lui délivre un passeport diplomatique spécial pour qu’il puisse récupérer des dossiers ultraconfidentiels aux sièges de l’Otan et de l’Union dans le cadre des échanges d’informations secrètes. En quelques années,Simm est devenu l’homme de liaison officiel entre les services de l’Estonie et ceux de l’Otan. Il donne sa démission en novembre 2006 pour partir tranquillement à la retraite, mais garde un poste de conseiller auprès du ministère de la Défense.
Bien qu’il ne soit pas encore suspecté d’espionnage, on semble moins lui faire confiance. À force de discréditer en public certains de ses collègues,qu’il qualifie de « peu sûrs »,de parader avec son gilet pare-balles et de vouloir épater la galerie en racontant des histoires d’espionnage, le comportement de Simm a fini par intriguer ses supérieurs.
Le 6 novembre 2008, le procureur général lève les derniers doutes. « Herman Simm passait des informations classées à un officier des services russes de renseignement (SVR), qui utilisait une fausse identité de l’Union », annonce un porte-parole du procureur général. Le SVR est le Service des renseignements extérieurs de Russie, fondé en 1991, héritier direct de la première direction du KGB, dirigé aujourd’hui par l’ancien premier ministre Mikhaïl Fradkov.
Pris en train de faire du marché noir lors de sa formation à l’Académie de l’Intérieur de l’URSS, le jeune Simm aurait été recruté par le KGB à cette époque,avant sa sortie en 1978. Il avait aussi effectué des études de chimie à l’Institut polytechnique de Tallinn. Il aurait repris du service au milieu des années 1990, pour éviter que la Russie ne révèle son passé de mouchard. Herman Simm n’avait pas osé se dénoncer alors qu’une loi votée en 1995 obligeait les anciens agents à se “confesser”, en contrepartie de la préservation de leur anonymat. En cédant au chantage de l’ex-KGB, il aurait voulu éviter un énorme scandale.
L’officier traitant de Simm se cachait en Espagne et au Portugal sous le nom de Jésus Juarez, un tranquille homme d’affaires. Herman Simm communiquait avec lui à l’aide d’un terminal électronique dissimulé dans un vieux poste de radio ! Jésus Juarez était suivi depuis un an et demi par les services occidentaux, après avoir été dénoncé par un Estonien qu’il tentait de recruter, sans doute pour remplacer Simm.
Des équipes de l’Otan sont venues à Tallinn pour évaluer les dégâts causés par Jésus et “Judas”. Les deux espions auraient transmis à Moscou des informations sur la guerre du Kosovo, le conflit russo-géorgien,le bouclier antimissile américain, le plan de défense de l’Otan contre les cyberattaques russes…
« Encore plus grave, il aurait pu fournir aux Russes les clés leur permettant de casser le système de codage d’origine allemande, Elcrodat, utilisé par l’Otan depuis 2004 pour crypter les conversations téléphoniques, les fax et les mails, estime Alain Rodier dans une note du Centre français de recherche sur le renseignement. Cela voudrait dire que jusqu’à son arrestation, les Russes, vraisemblablement via l’Agence fédérale pour les communications gouvernementales et l’informatique, ont pu avoir connaissance de toutes les communications de l’Otan utilisant ces supports. »
Selon le magazine allemand Der Spiegel, Herman Simm aurait aussi travaillé jusqu’en 2004 pour le BND, l’agence allemande de contre-espionnage. Il est encore difficile de démêler le vrai du faux, comme de percer les réelles motivations d’Herman Simm. L’argent ? La justice a découvert qu’il possédait plusieurs biens (maisons, fermes, terrains) en Estonie ainsi qu’un appartement de 500 mètres carrés près de Tallinn. L’ego ? Sans doute aussi. De nombreux mystères restent à éclaircir. Mais pour les enquêteurs, la principale interrogation est de savoir si d’autres “Herman Simm” sont toujours à l’oeuvre.
En attendant, on est sans nouvelle de Jésus. Heete Simm, contrairement à son époux, a été relâchée. Cette juriste est la femme la plus gradée dans la police estonienne. Elle a réintégré son poste au nom de la présomption d’innocence, mais elle reste suspectée de complicité. Herman Simm sera jugé dans quelques mois pour haute trahison. Il risque de trois à quinze ans de prison.