Voici la traduction d’un article paru sur le site de la chaîne d’information continue russe de langue anglaise Russia Today. La journaliste Marianna Belenkaya, par ailleurs correspondante de la chaîne télévisée russe de langue arabe Russia al-Yaum (associée à RT) y raconte son séjour à Hama insurgée, juste avant que l’armée syrienne n’en reprenne le contrôle.
Les Russes sont, on le sait, des soutiens du régime baasiste. Cela ne donne que plus d’intérêt au témoignage de Marianna Belenkaya qui a rencontré pas mal d’opposants dans cette grande ville bastion des Frères musulmans et d’une contestation musclée et même armée.
On observe que les quelques habitants rencontrés par la journaliste russe sont beaucoup plus critiques envers le système qu’envers le président Bachar. Qui bénéficie, à Hama même, de partisans déclarés, malgré le danger de représailles. En tout cas les gens interrogés se démarquent des Frères musulmans et de tout extrémisme religieux.
Reste à savoir si cette « majorité silencieuse » pourra reprendre bientôt le dessus dans cette grande cité en ébullition, dont certains quartiers étaient mis, durant ce mois insurrectionnel, en coupe réglée par des radicaux salafistes, ou de simples bandits. La journaliste pointe le climat étouffant de peur et de méfiance qui empêche les gens de se livrer, y compris quand ils sont des opposants déclarés au régime.
Dans la deuxième partie du texte, Marianna Belenkaya évoque, à travers le témoignage d’interlocuteurs locaux, comme les deux frères banquiers, une ville livrée à elle-même, où la majorité des gens rêve d’un retour au calme, mais aussi d’un respect humain que le pouvoir n’a apparemment pas su leur témoigner. Pris entre le marteau militaire et l’enclume islamiste, beaucoup d’habitants d’Hama, tels les frères Nidal, aimeraient aboutir à un compromis avec le pouvoir. Il faut souhaiter que celui-ci ait l’intelligence de la situation, cherche l’apaisement. Et donc ne se laisse pas entraîner dans la spirale « provocation-répression » planifiée par les radicaux.
« A Hama même, les gens affirment que l’opposition n’a rien à voir avec l’escalade dans le conflit inter-religieux et que toutes les provocations sont l’oeuvre du régime qui voudrait prouver qu’il n’y a pas d’alternative à son pouvoir.
« Nous ne haissons absolument pas les gens qui ont une autre foi. L’autre jour, nos voisins chrétiens sont passés pour vérifier si leur propriété était intacte. Nous les avons invités pour le thé et avons discuté » disent ces résidents d’un quartier de Hama, en me montrant une maison voisine. Ils jurent qu’ils voteront pour un candidat alaouite pour les élections à venir, pour autant que son programme soit plus raisonnable que celui d’un candidat sunnite. Ils sont même prêts à voter pour le président Assad s’il s’avère être un vrai réformateur.
Pour ces gens de la rue, le régime c’est avant tout une « machine de guerre » syrienne, ou des structures internes qui les empêchent de respirer librement, plutôt qu’Assad lui-même.
Mais il y a aussi tous ceux qui à Hama soutiennent Bachar al-Assad malgré le risque de perdre leur travail, ou même la vie. « Je suis pour les réformes, mais avec le président Assad » dit, les larmes aux yeux, une jeune femme chrétienne. Et il y a tant de désespoir et d’angoisse dans ses yeux que j’ai presque envie de l’emmener avec moi hors de Hama. Elle ne peut quitter la ville par ses propres moyens, les transports en commun ne fonctionnant plus ; de plus elle doit s’occuper de ses parents, et elle a toujours un emploi. Beaucoup de chrétiens et d’alaouites ont quitté la ville. Des quartiers entiers ont été désertés.
Hama, l’ile de « liberté »
Nous sommes arrivés à Hama plusieurs jours avant l’entrée des militaires dans la ville. La ville a vécu en autonomie pendant environ un mois – pas d’armée, ni de police, ni de représentants des autorités. Une « île » singulière de liberté où personne ne savait ce qui allait arriver. Mais tout le monde était bien conscient que ce statu quo ne pouvait durer éternellement. Les résident de Hama se préparaient à combattre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. La plupart d’entre eux n’avaient rien à perdre. Les forces de sécurité syriennes avaient, assurait-on, une liste des fauteurs des troubles, environ 4 000 personnes. Les habitants nous ont dit plus tard au téléphone que ces gens étaient ceux que les militaires avaient pourchassé. Mais c’était deux jours plus tard, alors que nous avions quitté Hama.
Imaginez une ville où les acheteurs fixent leurs propres prix pour les marchandises, et dictent leurs propres conditions aux vendeurs. Lorsque les commerçants ne sont pas d’accord on brûle leurs boutiques, ou on donne leurs biens à la population locale. Autrement dit, on vole au nom de la liberté et la justice. Une ville où les citoyens refusent de payer les impôts et les services publics, ou de rembourser des dettes à ceux de leurs partenaires commerciaux qui soutiennent le régime. Ils jettent des regards mauvais à ceux qui essaient soutenir un point de vue différent, ou brûlent même leurs voitures. Avec pour conséquence évidente que les gens n’osent plus parler.
Il est facile de se rendre à Hama par les transports publics, tandis que circuler à l’intérieur de la ville est difficile. Les habitants repèrent immédiatement les étrangers à Hama. On ne voit pas d’armes en évidence dans les rues, sauf peut-être les couteaux des gardes des checkpoints. Mais les insurgés ne cachent pas qu’ils disposent de moyens de résistance.
La ville est divisée en quartiers, et on ne peut pas se rendre de l’un à l’autre pendant la nuit. Cependant, certains quartiers sont invisitables même en journée, les routes étant bloquées et les habitants nous conseillant de ne pas s’y promener à pied non plus. En particulier, dans le quartier sous le contrôle du salafiste Cheikh al-Aroor, qui prône les massacres (interconfessionnels) et dont les slogans sont comparés à ceux de Ben Laden.
« Avec moi vous êtes en sécurité » me répète Abu Nidal, un habitant qui nous accompagne. Mais aussitôt, il corrige en disant qu’il ne peut la garantir dans l’ensemble du quartier. Abu Nidal est un directeur de banque, il est loin d’être une personnalité négligeable à Hama. Il reconnaît qu’il aurait pu attendre la fin de l’agitation à la maison en fumant sa pipe à eau. Mais il est toujours décidé à participer activement à la vie de sa cité. Il explique que les atteintes permanentes à la dignité humaine perpétrées par les autorités l’ont poussé vers l’opposition.
Il pense que ces mêmes autorités ne veulent pas de gens intelligents et indépendants ; au contraire, elles tentent de se débarrasser d’eux sitôt qu’ils atteignent un certain niveau professionnel. Tandis que, d’une manière générale, le vrai maître du pays est le mécanisme de la force brute, qui a le droit de tout faire. Le frère d’Abu Nidal, lui aussi banquier, partage cette opinion. Il a travaillé à l’étranger pendant pas mal de temps, mais il est revenu pour « servir son pays« .
Ma conversation avec eux me laisse le sentiment que les deux frères souhaiteraient trouver un compromis avec les autorités, mais ils restent dans la ville afin de protéger leurs biens, tout en essayant de trouver un terrain d’entente avec les plus extrémistes des « révolutionnaires ». Cependant, ces tentatives n’ont pas été couronnées de succès, tant au niveau de la rue (les activistes ont incendié la voiture d’un des frères après ses tentatives de convaincre les citoyens d’améliorer la vie de la cité et de chercher un compromis) qu’auprès des élites locales.
Durant ce mois de liberté, ceux qui avaient la responsabilité de faire vivre la ville n’ont jamais pu réussir à se mettre d’accord sur ce qu’il fallait faire et jusqu’où aller, comme si chacun avait sa propre ligne jaune qu’il ne fallait pas dépasser. Et Bachar al-Assad n’est pas parvenu non plus à s’entendre avec Hama – plusieurs fois, des « personnalités respectées » de la ville l’ont rencontré, sans que puisse être trouvée une solution.
Peut-être, si le président et ses ministres avaient visité Hama en personne et rencontré les gens dans la rue, la situation serait différente. Ces citoyens qui ont accepté de nous parler étaient blessés par le fait qu’ils n’avaient jamais été invités, au contraire de l’élite locale, à participer au dialogue. « Personne ne veut jamais parler à des gens ordinaires ! De quelles réformes Assad peut-il parler alors ? » se plaignent-ils. Et, immédiatement, ils demandent : « Regardez-nous, avons nous l’air des criminels que nous accuse d’être la télé officielle ? » Non, ils n’en ont pas l’air. Ils ressemblent plutôt à des otages. Des otages de la situation. « On ne voit pas le bout du tunnel » me dit Abu Nidal en guise d’adieu. »