Avec 27 États, 27 intérêts nationaux et géopolitiques divergents, 23 langues officielles, 3 alphabets différents, 506 combinaisons possibles de traduction, 54 chefs d’État et de gouvernement, plus d’une centaine de chefs d’État, de ministres et de dirigeants de la Commission européenne censés avoir tous le souci de “faire parler l’Europe d’une seule voix” sur la scène internationale, avec 230.000 pages de réglementations communautaires parues à ce jour au Journal Officiel des Communautés Européennes, et une prolifération de 100 pages de réglementation supplémentaire par JOUR ouvrable (soit 12 nouvelles pages de textes réglementaires à l’heure), avec une seule monnaie et un seul taux d’intérêt pour 16 économies de plus en plus exsangues dont les besoins sont opposés, la construction européenne est bel et bien entrée dans une phase critique de son histoire.
Chaque jour qui passe révèle un peu plus que l’Union européenne est bien arrivée au stade du blocage absolu. Ce blocage est la conséquence logique et imparable du “Stratagème des chaînes”, théorisé depuis des siècles par les stratèges chinois et intelligemment adapté à Washington, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, pour vassaliser l’ensemble du continent européen au profit des États-Unis. Ce stratagème machiavélique, qui fait partie des “36 Stratagèmes chinois” que j’expose dans mes réunions publiques devant des auditoires de plus en plus attentifs à travers toute la France, a permis d’annihiler toute la puissance créatrice d’un continent en lui “conseillant” aimablement de se ligoter dans une construction absurde et auto-bloquante. La démonstration de l’efficacité de cette ruse est désormais quotidienne.
La dernière démonstration en date est celle qui nous a été administrée ce 19 octobre 2010.
On a appris que les ministres des Finances de l’Union européenne se sont mis d’accord - un accord de façade, comme toujours - pour renforcer de façon drastique la gestion de leurs finances publiques, suite à la crise grecque et de l’euro du printemps. Le compromis présenté à la presse prévoit de nouvelles sanctions financières contre les pays qui, à l’avenir, afficheraient des niveaux de déficits ou de dette trop importants. Les sanctions pourraient être des dépôts bancaires forcés, des amendes, voire la privation de subventions européennes. Et il est prévu qu’elles devraient s’appliquer de manière plus automatique que jusqu’à présent. Un pays rappelé à l’ordre disposera de six mois pour corriger le tir avant d’être “puni”.
Le ridicule de ces coups de menton médiatiques tient au fait qu’ils appartiennent à un genre usé jusqu’à la corde. Les européistes aiment se donner des airs de Père Fouettard quand les problèmes ne se posent pas encore, et adorent promettre une rigueur sans faille quand les problèmes se poseront. Mais, dès que la prochaine crise surviendra, ces mêmes Matamores de la BCE et de la Commission passeront immédiatement sous le tapis. Imagine-t-on sérieusement qu’une poignée de technocrates sans la moindre légitimité démocratique et vivant comme des nababs au sein de la nomenklatura européiste puissent réellement “punir” tout un pays et tout un peuple pour mauvaise gestion, en lui faisant subir des amendes phénoménales ? Du reste, comment ces Messieurs de Francfort et de Bruxelles pourraient-ils “priver de subventions européennes” un pays contributeur net qui ne leur obéirait pas au doigt et à l’oeil, par exemple un pays comme la France qui verse chaque année des milliards d’euros en pure perte à l’usine à gaz bruxelloise ?
En vérité, l’illégitimité de l’ensemble de la construction européenne est devenue telle, et son sourd rejet par les peuples tellement massif, que l’on peut penser que la moindre tentative pour mettre en œuvre pour de bon une politique de sanctions drastiques à l’égard des “mauvais élèves” aurait toutes les chances de provoquer un feu d’artifice général qui mettrait à bas l’ensemble de l’édifice européen.
Cette simple remarque de bon sens ne semble pourtant pas avoir effleuré M. Sarkozy et Mme Merkel, puisqu’ils ont décidé, tous les deux comme des grands lors d’une escapade à Deauville, d’aller encore plus loin dans la mise en place de schémas coercitifs. Par la bouche de ces deux responsables, la France et l’Allemagne ont fait savoir qu’elles souhaitaient d’une part pérenniser un Fonds de sauvetage pour les pays de la zone euro qui connaîtraient de graves difficultés financières, mais qu’elles voulaient d’autre part en profiter pour introduire des “sanctions politiques” contre les États jugés “laxistes”, telles que des suspensions de droits de vote lors des réunions européennes.
On remarquera au passage que, l’Allemagne et la France étant les deux premiers “contributeurs nets” à la construction européenne [c’est-à-dire les deux pays dont les contribuables payent le plus pour les autres], cette déclaration Merkel-Sarkozy en dit long sur leur degré d’exaspération devant la saignée financière que l’Europe occasionne à leurs budgets nationaux et jette une lumière crue sur la prétendue “solidarité européenne” qui anime tout ce petit monde. Derrière les sourires de circonstance, ces menaces méprisantes de “sanctions politiques” et de “suspensions des droits de votes” sont animées par la rancoeur et l’antipathie. C’est d’ailleurs bien une“approche moralisatrice, voire raciste” qu’avait dénoncée Théodoros Pangalos, vice-premier ministre grec, le 5 avril dernier, en évoquant la façon dont l’Allemagne considérait le problème des finances publiques grecques.
Θεόδωρος Πάγκαλος (Theodoros Pangalos), vice-premier ministre grec, a mis les pieds dans le plat de la prétendue “solidarité européenne” dans une interview donnée au quotidien portugais Jornal de Negocios le lundi 5 avril 2010 en déclarant au journaliste : “Certains pays, tels que l’Allemagne, par exemple, ont choisi une approche moralisatrice de notre problème. Les Grecs ont des problèmes. Pourquoi ont-ils des problèmes ? Parce qu’ils ne travaillent pas suffisamment. Pourquoi donc ? Parce qu’ils bénéficient d’un bon climat, aiment la musique et sont portés sur la boisson, et, à la différence des Allemands, ils ne sont pas sérieux. C’est une approche moralisatrice, voire raciste, qui n’a rien à voir avec la réalité. »
Quoi qu’il en soit, et pour se donner les moyens de placer ainsi totalement sous tutelle économique, financière et politique, des peuples souverains dont la gestion nationale n’aurait pas eu l’heur de plaire, M. Sarkozy et Mme Merkel ont annoncé sans vergogne qu’ils s’étaient mis d’accord pour modifier“d’ici à 2013″ le traité de Lisbonne.
Franchement, il faut relire à plusieurs reprises les dépêches de presse et se pincer pour croire à cette déclaration. Quand on pense au Chemin de Croix politique et diplomatique que fut l’élaboration de la Constitution européenne, puis sa signature par les 27 États, puis sa ratification, puis son échec du fait des Non français et néerlandais, puis l’élaboration du traité de Lisbonne en remplacement, puis sa ratification par les 27, et la forfaiture que sa ratification par le Congrès a constituée pour la France, et quand on songe que ce calvaire a duré quelque 7 ans, on reste sans voix en apprenant que le président français et la chancelière allemande ont décidé, un an après l’entrée en vigueur au forceps de ce traité de Lisbonne, de le remettre sur le chantier.
Cette stupéfaction a aussi, semble-t-il, été celle des autres “Européens”, d’ailleurs certainement furieux de prendre connaissance d’une semblable incartade en écoutant la radio.
Le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, qui est également président de l’Eurogroupe et qui prend volontiers la pose du Sage de l’UE, a laissé tomber d’un ton blasé que “pour avoir assisté à tant de révisions des traités, mon goût pour reprendre cet exercice est assez limité”. Le gouvernement britannique a fait savoir qu’il “ne soutiendra pas” un changement du traité européen s’il “implique un transfert de pouvoirs” de Londres à Bruxelles. Ne sachant pas très bien quoi dire, le ministre des Finances belge Didier Reynders, dont le pays préside l’UE, s’est contenté d’enfoncer une porte ouverte en déclarant que “maintenant il faut un débat entre les chefs d’État et de gouvernement, puisque l’on passe à des changements de traité”.
En fait, tous les dirigeants européistes savent bien qu’un nouveau changement de traité ouvrirait une nouvelle boîte de Pandore, en offrant l’occasion à de nombreux autres pays de réclamer d’autres changements institutionnels en Europe, chacun les siens bien entendu. La déclaration Sarkozy-Merkel a donc toutes les chances de soulever une tempête lors des prochains sommets européens et des empoignades à n’en plus finir si leur idée devait perdurer.
Pourquoi donc M. Sarkozy et Mme Merkel ont-ils pris le risque d’ouvrir une énième guerre de tranchées entre les 27 États-membres de l’UE, en proposant une réforme d’un traité dont l’encre est à peine sèche après 7 ans de conflits ?
Les imaginatifs qui aiment voir des coups fourrés suspecteront peut-être les deux responsables français et allemand d’avoir l’idée de créer délibérément une déflagration pour favoriser une sortie anticipée de l’euro ? C’est un scénario qui ne serait pas totalement impossible en Allemagne, où l’on ne se fait plus nulle illusion sur la pérennité de l’euro à long terme et où une “task force” secrète préparerait, selon la rumeur, des scénarios de sortie unilatérale de l’euro par Berlin.
Mais c’est un scénario totalement improbable en France, où toute pensée libre sur cette question est taboue, je suis personnellement bien placé pour l’avoir appris à mes dépens.
Alors ? Eh bien alors, il faut se résoudre à envisager que M. Sarkozy et Mme Merkel n’ont tout simplement plus les pieds sur terre. Qu’ils ne comprennent pas l’évolution souterraine des opinions publiques en Europe, et notamment pas celles de leur propre pays. Complètement déconnectés de la réalité, ils ne voient sans doute d’échappatoire aux innombrables blocages de l’Europe que dans une fuite en avant toujours plus irréelle.
Tels UBU ROI s’entourant de ses “Larbins des Phynances”, les dirigeants français et allemand seraient alors l’illustration de cet adage terrible des anciens Romains qui avaient noté que le pouvoir poussait à leur propre perte ceux qui n’en étaient pas dignes : QUOS VULT PERDERE JUPITER DEMENTAT PRIUS, “Jupiter commence par rendre fous ceux qu’il veut détruire”.
François ASSELINEAU