Le prodige des télécoms français centralise en Suisse les fonctions vitales de son groupe Altice. Les filiales devront verser quelque 500 millions par an au quartier général pour rémunérer ses services.
Patrick Drahi, le magnat français des télécoms dont le groupe Altice est passé de 3 à 25 milliards de chiffre d’affaires en trois ans, a renforcé son quartier général genevois, décuplant ses effectifs et y centralisant les fonctions les plus stratégiques.
Ce mouvement coïncide avec un nouveau système de tarification interne qui devrait rapporter 500 millions d’euros par an au siège du groupe.
Avant 2014, Altice n’employait que quatre personnes à Genève. Ils sont près de 40 aujourd’hui, a indiqué le groupe au Temps.
Dans le décor spartiate de leurs bureaux vitrés, à Rive, évoluent toutes les têtes pensantes de l’empire Altice : l’ancien banquier d’affaires Dexter Goei, Américain en baskets qui a développé son modèle de financement agressif ; le directeur Michel Combes, ancien patron d’Alcatel où il avait taillé dans les effectifs ; ou encore Burkhard Koep, ex-Morgan Stanley chargé des fusions-acquisitions.
Équipe de poche
Les fonctions désormais centralisées à Genève vont des ressources humaines aux achats en passant par la fiscalité, les services juridiques, le développement de l’« expérience client », les relations avec les investisseurs et le secrétariat général.
« L’équipe réunit des spécialistes des technologies, des ingénieurs, des marketeurs, des avocats, des banquiers… Ils se sont installés à Genève avec leurs familles, venant de Londres, New York, Paris, Tel Aviv ou Lisbonne », précise Altice.
Mais l’effectif basé en Suisse reste minuscule pour un groupe passé en quelques années de 6 000 à 60 000 employés, répartis pour l’essentiel entre la France, Israël, le Portugal, les États-Unis et la République Dominicaine.
Le fonctionnement de son siège genevois est longtemps resté un mystère. Comment cette équipe de poche peut-elle diriger un géant du câble, de la téléphonie et des médias basé sur quatre continents ? « Notre état d’esprit est celui de notre fondateur actionnaire, familial, entrepreneurial et innovant. Nous sommes une start-up industrielle », explique Altice dans une prise de position écrite.
En d’autres termes : le fonctionnement reste centralisé, ce sont l’entrepreneur et sa garde rapprochée qui décident.
Économies et endettement
Le pilotage des filiales de chaque pays se fait par visioconférence. Et les cadres genevois voyagent beaucoup : deux tiers d’entre eux sont à l’étranger au moins deux jours par semaine. L’équipe dirigeante se retrouve à Genève les lundis, mardis et vendredis. Le plus souvent absent est Patrick Drahi lui-même : le milliardaire mène l’essentiel de ses affaires depuis Zermatt, où il possède plusieurs chalets.
Le sens de l’économie, marque de fabrique du patron d’Altice, reste de mise au siège genevois. Il n’y a pas de réceptionnistes, de secrétaires ou d’assistantes, seulement une gestionnaire du site. Les dirigeants – dont certains sont au moins multimillionnaires – prennent leurs billets d’avion eux-mêmes.
Autre spécificité, le financement du groupe par l’endettement. Les stratèges du siège genevois jouent un rôle central dans ce domaine.
« Altice a 45 milliards de dettes que se partagent une douzaine de banques, évalue un investisseur qui suit de près le groupe. Là où ses gens sont très forts, c’est qu’ils peuvent passer leur week-end au bureau pour renégocier leur dette. Ils sont très agressifs là-dessus. Ils jouent une banque contre l’autre en disant : on va refinancer à 6 % la dette que vous nous avez prêtée à 7 Mais tout le monde aime traiter avec Drahi, car avec lui il se passe quelque chose. Personne ne perd son temps ».
Une franchise qui fâche
Autre raison du renforcement d’Altice à Genève, l’introduction d’une franchise qui oblige les filiales à rémunérer le quartier général pour ses services. Ce système est courant dans les entreprises de télécoms et les groupes qui ont leur siège en Suisse. La franchise devrait y ramener 2 à 3 % des revenus de l’empire Drahi – soit au moins 500 millions d’euros par an sur des revenus globaux de 25 milliards.
La somme représente quelque 20 % des résultats nets du groupe. Altice la justifie en expliquant que « le groupe accompagne les filiales dans leur transformation avec notamment des process très spécifiques ».
Mais le montant a fait tiquer certains actionnaires, notamment ceux de l’opérateur français SFR, l’un des principaux actifs du groupe. Des fonds parisiens influents s’en seraient plaints cet automne auprès de l’Autorité française des marchés financiers.
Geste inhabituel, celle-ci vient de refuser à Altice une transaction d’échange de ses actions contre celles de SFR, plutôt défavorable aux investisseurs de SFR, en invoquant une information déficiente de la part du groupe.
Grand bénéficiaire, en revanche, du nouveau système de franchise : le canton de Genève et la Suisse, qui verront désormais 500 millions de revenus imposables affluer au siège d’Altice.
Transformer la dette en cash : le modèle Altice
Profitant des taux d’intérêt ultrabas, Patrick Drahi et sa garde rapprochée ont emprunté de plus en plus, à des coûts de plus en plus faibles, pour faire d’une entreprise composée de quelques câblo-opérateurs locaux un acteur global des télécoms.
Le modèle est bien rôdé : lorsqu’il rachète une entreprise (SFR en France, Suddenlink et Cablevision aux États-Unis, Portugal Telecom…), Patrick Drahi réduit les coûts, augmentant rapidement le cash-flow de la société et donc sa valeur.
Ce surcroît de valeur est aussitôt transformé en cash par l’émission d’obligations – faciles à placer, car les investisseurs ne savent plus où mettre leur argent à cause des taux bas. Ce qui lui permet d’emprunter encore plus et de continuer à grossir. « Ce qui est de la dette d’un côté devient des fonds propres de l’autre. C’est magique », résume, admiratif, un investisseur.