Dès le 16 avril 1912 et durant plusieurs semaines, Le Figaro publie de nombreux articles sur la catastrophe puis sur l’enquête. Six jours après avoir vécu d’effroyables moments, les survivants racontent. À vous de juger s’ils contredisent la thèse du journaliste britannique Senan Moloney.
La catastrophe du Titanic, les récits des survivants
Hier soir, vers dix heures, le Carpathia, ramenant ceux qui avaient échappé au désastre, est entré à New-York. Je me suis rendu sur la jetée pour assister au-débarquement des survivants. Une foule compacte était déjà là, abritée sous les hangars, anxieuse, émue, nerveuse, impatiente, et muette cependant. Ai-je besoin de décrire les scènes qui se sont déroulées sous mes yeux et dont l’émotion m’étreignait le cœur ? Scènes de bonheur et de joie chez ceux qui retrouvaient un être cher, scènes de douleur et de désespoir chez ceux qui, après avoir dévisagé un à un les survivants, sans reconnaître celui qu’ils cherchaient, eurent la douloureuse et suprême confirmation du malheur qui les frappait. J’ai réussi à faire parler quelques-uns de ceux qu’on nomme déjà des rescapés. Les uns ont été loquaces, sous l’impression d’une sorte de fièvre ; les autres ont, au contraire, eu la plus grande peine à prononcer quelques mots. Mais en rapprochant tous ces dires, en les contrôlant les uns les autres, j’ai pu reconstituer un récit à peu près exact, ou du moins vraisemblable, du tragique événement, et je me hâte de vous l’envoyer.
Tout d’abord, deux faits sont à retenir.
Le Titanic marchait à bonne vitesse lacs de la rencontre de l’iceberg. Des passagers ont parlé de 23 nœuds. J’ai su, au siège de la White Star, que ce chiffre était faux, puisque le Titanic n’a filé que 21 noeuds à ses essais. Mais tous les passagers sont unanimes à prétendre que l’on n’avait pas dû diminuer de vitesse à l’approche des glaces.
En second lieu, il est avéré que beaucoup d’existences auraient été préservées de la mort si, à bord, on n’eut pas cru aveuglément que le Titanic, ce géant si fort, si robuste, si solidement construit ne pouvait pas couler. Cette confiance dans la résistance invincible du Titanic était telle que plusieurs canots quittèrent le paquebot sans avoir à leur bord, autant de passagers qu’ils pouvaient en contenir.
Le naufrage
Cela dit, voici comment on peut reconstituer l’affreux événement :
Il était dix heures un quart du soir lorsque la rencontre du Titanic et de la banquise eut lieu. Ce fut non par l’avant, mais par le travers que celle-ci vint frapper. C’est alors que tous ceux qui étaient debout se précipitèrent sur le pont. Les cris, le brouhaha réveillèrent ceux qui s’étaient déjà retirés dans leur cabine et qui vinrent à leur tour sur le pont. Toutefois, on ne se rendait pas compte encore de l’étendue du désastre. Les officiers rassuraient les passagers, mais il semble que les officiers eux-mêmes ne pensaient pas alors que la collision fût aussi grave qu’elle l’était. Et, de fait, comme il y avait un bal à bord, pour fêter la soirée du dimanche, la musique jouait des airs gais et joyeux. Ce ne fut qu’une demi-heure plus tard, que la pleine conscience de la gravité de la situation commença à se révéler aux passagers comme aux officiers.
En effet, à ce moment, le paquebot s’inclinait fortement sur l’avant. Le capitaine fit alors donner l’ordre que chacun prît la ceinture de sauvetage. Puis l’ordre vint de faire embarquer les femmes et les enfants dans les canots. L’ordre fut exécuté sous la surveillance des marins qui gardèrent un sang-froid admirable.
Seize embarcations partirent ainsi, disent les uns ; treize disent les autres. En tout cas le Carpathia n’en a ramené que treize, contenant 745 personnes. Ce qui est certain, c’est que dans le désarroi, des canots quittèrent le Titanic sans être aussi remplis qu’ils auraient pu l’être.
La consigne de ne faire entrer que des femmes et des enfants dans les canots fut strictement et sévèrement observée. Des hommes qui voulurent embarquer malgré tout furent abattus à coups de revolver par les officiers et le capitaine. C’est alors que quelques hommes se jetèrent à la mer et que plusieurs d’entre eux réussirent un peu plus tard à s’accrocher à quelque épave qui les aida à se maintenir à la surface.
Durant deux longues heures, la flottille des canots erra autour du Titanic qui, tout en s’enfonçant peu à peu, gardait ses hublots brillamment illuminés dans la nuit froide et restait immobile sur la mer absolument calme. Soudain, les lumières s’éteignirent. Une clameur plus forte que les précédentes s’éleva du paquebot, comme un appel suprême, et bientôt le navire s’engloutit chavirant doucement, après s’être dressé pendant quelques minutes presque verticalement. Un grand remous troubla l’eau. Une dernière clameur de cris désespérés fendit l’air. Et ce fut tout.
Jusqu’à l’aube, c’est-à-dire durant trois heures après la perte du paquebot, la flottille des canots se groupant le mieux qu’elle pouvait circula, au milieu des blocs de glaces détachés de la banquise, tandis que les femmes poussaient des gémissements plaintifs, appelant de leurs lamentations le mari, le père, le fils qu’elles venaient de perdre avec le Titanic. Dans leur hâte, elles s’étaient précipitées dans les canots presque dévêtues ou sommairement enroulées dans, des couvertures. Elles grelottaient sous le vent froid.
On m’a assuré que des femmes sont devenues folles et que certaines ne recouvreront jamais la raison. Faut-il s’en étonner ?
On imagine aisément ce que put être pour ces malheureuses cette nuit d’angoisse, d’effroi et de deuil !
Un passager m’a raconté :
« Nous occupions notre nuit à réciter des prières ; il n’y eut pas un seul instant où des prières ne s’élevassent au-dessus des flots. Des hommes, parmi nous, qui, depuis des années, avaient oublié leur créateur se rappelaient les prières de leur plus tendre enfance et se mettaient à les répéter. Combien de fois ne répétâmes-nous pas tous ensemble le Pater pendant les angoisses de cette nuit terrible... ! »
Enfin, vers quatre heures du matin, un navire apparut sur le lieu de la catastrophe. C’était le Carpathia qui, ayant reçu les appels de la télégraphie sans fil, arrivait à toute vitesse au secours du Titanic.
Des cris d’espoir s’élevèrent des canots. Bientôt le Carpathia fut au milieu d’eux. Il recueillit tour à tour tous les naufragés. Il les soigna à bord avec un soin, un dévouement auxquels chacun rend hommage. Après quoi il mit les canots à son bord et fit route sur New-York.
Un passager m’a assuré que le capitaine Smith, ne voulant pas survivre à son malheur, conscient peut-être de son imprudence, s’était suicidé, ainsi, du reste, que son chef mécanicien. Un autre m’a affirmé que cela n’était pas exact, qu’ayant quitté le bord un des derniers, il avait vu, lors de son départ, le capitaine donnant des ordres avec beaucoup de calme et de sang-froid. Il est difficile de savoir la vérité. Le pauvre officier est mort. C’est tout ce qu’on sait de précis.
Trois Français sont parmi les survivants, ce sont , MM. Omont, Maréchal et Chevré. Ils ont été fêtés par la colonie française.
Voilà le récit à peu près cohérent que je peux dresser après avoir causé avec nombre de survivants, et que je me hâte de vous faire parvenir, pensant qu’il vous intéressera par le résumé qu’il présente des circonstances où s’est produite la plus effroyable catastrophe maritime que l’histoire ait encore enregistrée.
Alfred Walter.
Le chiffre officiel des morts et des survivants
Il y a 705 survivants dans la catastrophe du Titanic.
Suivant un bulletin officiel, les survivants se répartissent comme suit : 202 des premières classes, 115 des secondes classes, 178 des troisièmes classes, 206 hommes d’équipage, 4 officiers.
Le total des morts est de 1 635.
Le comité des survivants
Un comité de survivants s’est formé sur le Carpathia. Son président a rédigé le communiqué suivant, qui a été remis à la presse :
« Nous, soussignés, passagers survivants du Titanic, afin de prévenir toute déclaration sensationnelle et exagérée, considérons de notre devoir de donner à la presse un énoncé des faits parvenus à notre connaissance et que nous croyons exacts :
Le dimanche 14 avril 1912, à environ 11 h. 40, par une froide nuit étoilée, le capitaine Smith se suicida sur le pont.
Les passagers qui apprirent les premiers la mort du capitaine, disent qu’il s’y prit à deux fois avant de réussir à se donner la mort.
Le second officier lui arracha le revolver des mains dans la bibliothèque : mais il s’échappa sur le pont et se tira un coup de feu dans la bouche.
Le mécanicien en chef se suicida également.
Trois Italiens furent tués au cours d’une lutte pour s’emparer des embarcations de sauvetage.
Le navire heurta un iceberg qui avait été signalé à la passerelle par la vigie, mais pas assez tôt pour que pût être évitée la collision.
Des mesures furent aussitôt prises pour constater les avaries et sauver les passagers et le navire.
Ordre fut donné de mettre les ceintures de sauvetage.
Les embarcations furent mises à la mer et les signaux habituels de détresse furent envoyés par télégraphie sans fil, tandis que des fusées étaient tirées par intervalles. Heureusement, un message radiotélégraphique fut reçu par le Carpathia vers minuit.
Il arriva sur le lieu du désastre lundi matin, vers quatre heures.
Les officiers et l’équipage du Carpathia avaient pris, durant la nuit, toutes les dispositions nécessaires à l’œuvre de sauvetage et propres à assurer le confort des survivants.
Tous, à quelque classe qu’ils appartinssent furent reçus à bord du Carpathia de la manière, la plus touchante.
Passagers, officiers et hommes d’équipage nous abandonnèrent avec joie leurs cabines et leurs effets pour assurer notre confort. Honneur à eux !
Le nombre approximatif des passagers à bord du Titanic, au moment de la collision, était :
Première classe 330, Deuxième classe 320, Troisième classe 750. Total : 1 400.
Officiers et équipage 940. Total général : 2.340
Le Carpathia a recueilli : Première classe 310, Deuxième classe 135, Troisième classe 200. Total (passagers) : 535
Officiers ; Matelots 39, Stewards 96, Chauffeurs 71, Total (hommes de l’équipage) : 210
Soit en tout : 745 personnes sauvées.
Le nombre des sauvés a été environ de 80% du nombre maximum que pouvaient emmener les embarcations. Nous sentons qu’il est de notre devoir d’attirer l’attention du public sur ce que nous considérons comme une insuffisance des moyens de sauvetage fournis par les steamers modernes pour passagers, et nous demandons que des mesures immédiates soient prises pour obliger les vapeurs qui transportent des passagers à avoir un nombre suffisant de canots pour recevoir le nombre total des gens transportés.
Les faits suivants ont été observés et devraient également retenir l’attention. Non seulement il n’y avait pas assez d’embarcations, de radeaux, etc., mais encore on manquait de marins en connaissant la manœuvre.
Il n’y avait pas assez d’officiers pour exécuter les ordres urgents et pour veiller au lancement et à la direction des embarcations et il n’y avait pas non plus de projecteur électrique.
Sur le Titanic, le pont où se trouvaient les embarcations était élevé d’environ 75 pieds au-dessus du niveau de l’eau. Aussi dut-on faire embarquer les passagers avant de des cendre les canots. L’opération était rendue ainsi plus dangereuse, et on ne pouvait prendre autant de personnes que les canots en auraient pu contenir.
La déclaration est signée : « Samuel Goldenberg, président du comité des passagers. »
Et elle porte encore vingt-cinq autres noms.
Quelques épisodes
La mort du capitaine Smith
Le premier officier du Titanic, M. Murdock, se trouvait sur la passerelle au moment de la collision.
Si quelqu’un se suicida, ce qui n’est pas démontré, c’est probablement M. Murdock et non le capitaine Smith, dont l’héroïsme et l’abnégation furent admirables et ne se démentirent point, même au moment où la passerelle avait disparu sous les flots.
Avant d’être balayé du poste où le retenait le sentiment du devoir, le malheureux capitaine criait encore, dans son mégaphone : « Conduisez-vous comme des hommes, comme des Anglais. »
Et plus tard, on le vit aidant ceux qui se débattaient dans l’eau et refusant de se sauver lui-même.
D’autres officiers de bord imitèrent son exemple.
Mais une telle conduite avait une fâcheuse contre-partie.
Il se produisit aussi, au dernier moment, quelques scènes de violence et des coups de feu furent tirés. C’est ce qui ressort de tous les comptes rendus.
C’est ainsi, par exemple, que MM. Luigi, Signoli et Snyder ne cachent pas que certains brûlèrent la cervelle aux nageurs qui tentaient d’aborder les chaloupes et que des passagers essuyèrent des coups de feu dans les bateaux.
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