Guerre et Paix, le blog de Xavier Moreau, propose une vision originale et russo-centrée des problèmes de défense internationaux. Aujourd’hui, retour sur les opérations militaires « Tempête » et « Jachère ».
Il aura fallu un an à la commission de l’Union Européenne pour définir les responsabilités quant au déclenchement de la « guerre des cinq jours ». Ce qui est désormais certain, c’est que la Géorgie a utilisé de l’artillerie lourde et des lances roquettes multiples contre Tskinvali. Bien que préparée depuis mai 2002 par les Etats-Unis(1), son armée a été écrasée en 48 heures, sans que son puissant allié n’ose intervenir.
Ce nouveau rapport de force russo-américain est, en fait, bien plus fondamental qu’une querelle juridico-historique sur l’appartenance de l’Ossétie du Sud à la Géorgie. On comprendra mieux ce bouleversement en faisant un parallèle entre l’opération « Jachère » en Ossétie et l’opération « Tempête » qui se déroula du 4 au 7 août 1995, dans la République serbe de Krajina en Croatie. Pourquoi l’armée croate, avec la même préparation et le même mode opératoire, a-t-elle pu déplacer 250 000 Serbes en 4 jours, alors que l’armée géorgienne a été incapable de déloger 70 000 Ossètes en 2 jours ?
La Croatie du Président Tudjman et la Géorgie du Président Saakhachvili affrontent le même problème. L’une possède une minorité serbe, présente en Krajina depuis le XVIIème siècle, l’autre, une minorité ossète, arrivée dans le Caucase à l’époque médiévale. Ces deux minorités vivent dans le souvenir sanglant des exactions dont elles ont été victimes. En 1995, la Krajina serbe, avec son propre gouvernement, est devenue une région quasi indépendante. L’Ossétie du sud, depuis la guerre de 1991-1992, dispose d’une indépendance de fait.
Les antagonismes dans ces deux cas sont tels, que ces minorités semblent inassimilables. La solution envisagée par Tudjman et Saakhachvili est la même, un déplacement massif de la population, au moyen d’une offensive militaire violente et d’une politique de la terre brulée. Pour planifier et organiser « Tempête » et « Jachère », ils reçoivent l’aide de conseillers militaires américains. Les armées croate et géorgienne sont équipées de matériels soviétiques, venus de l’ex-RDA pour la première et d’Ukraine pour la seconde. Les unités d’élite géorgiennes sont entièrement américanisées et entraînées par l’armée américaine.
La taille de la population ossète laisse imaginer que deux ou trois jours suffiront pour les déplacer ou les disperser et faire de la région ce que la Krajina est encore aujourd’hui, un désert. Pour trois raisons essentielles, l’opération géorgienne tourne cependant à la débâcle. Les Serbes de Krajina n’ont bénéficié d’aucun soutien extérieur, Tudjman ayant au préalable négocié la non-intervention de l’armée serbe de Yougoslavie avec Milosevic, son ancien camarade du parti communiste. En revanche, dès le début de l’offensive géorgienne, les milices ossètes savent que combattre en attendant l’armée russe n’est pas un sacrifice inutile ; leur résitance empêche les Géorgiens de tenir complètement Tskhinvali. Le soutien américain est beaucoup plus important pour les Croates que pour les Géorgiens. L’aviation américaine du porte avion Théodore Roosevelt se livre, dès le 4 août 1995, à un pilonnage systématique des systèmes anti-aériens serbes. En Ossétie, il en va tout autrement, l’aviation géorgienne, est rapidement supplantée par l’aviation russe. En dépit des déclarations de Bush, Cheney et Rice, l’armée américaine reste l’arme au pied. Que peut-elle faire contre l’armée russe sur ses frontières ? La mer noire est un bassin où ses navires, sans protection, seraient anéantis en quelques minutes par les forces aériennes russes. La communication reste le point fort de la stratégie américaine, mais son efficacité sur l’issue de la guerre a été surévaluée. Le plus grand nettoyage ethnique des guerres de Yougoslavie est évoqué dans les journaux occidentaux comme une brillante opération militaire. La même presse dénonce l’agresseur russe en août 2008. L’Express, en France, titre en couverture avec la photo de Poutine « Pourquoi la Russie nous menace ? ». En Krajina comme en Ossétie, des casques bleus sont tués par les armées d’invasion, sans que cela n’émeuve la presse occidentale (2). Cette communication de guerre parfaitement maîtrisée s’avère complètement inutile sur le terrain.
L’opération « Jachère » n’est pas un « coup de folie » de Saakhachvili, contrairement a ce qui a été souvent soutenu. Elle aurait pu fonctionner si l’armée géorgienne avait atteint la frontière russe rapidement, et si le Président Medvedev avait hésité un ou deux jours de plus. L’erreur fondamentale des stratèges américano-géorgiens est que ces opérations sont d’une autre époque. Le conflit yougoslave a eu des spécificités qui ne se retrouvent aujourd’hui dans aucun conflit, tandis que l’Amérique est désormais affaiblie militairement et économiquement. Si sa maîtrise des opinions publiques occidentales reste remarquable, elle est devenue inutile. A quoi bon les contrôler, quand on a en face de soi l’armée russe ou l’armée chinoise ?
Xavier Moreau
(1) Vidéo de présentation du cycle de formation américain pour l’armée géorgienne. Le premier cycle de formation est baptisé Georgia Train and Equip (GTEP), il est suivi par le Georgian Sustainment and Stability Operations Program (SSOP), jusqu’en septembre 2007, où les agences privées américaines prennent le relai.
(2) 15 casques bleus russes sont tués sous les bombardements géorgiens. En Krajina, le sergent danois Klaus Gamborg est tué délibérément par un char croate. Pendant tout le mois d’août 1995, Madeleine Albright, soutenue par l’Allemagne, bloque à l’ONU les tentatives franco-anglaises de faire condamner l’opération.
En photo : Forêt en feu à proximité de Gori, le 10 août 2008.