Sauf dans les cas pathologiques, la violence est un moyen, pas un but en soi. En règle générale, on use de la violence pour obtenir, par la contrainte, quelque chose que la victime de la violence a refusé de donner, de transférer, d’exécuter ou de faire connaître.
Parler de violence économique, c’est donc, hors les cas pathologiques, énoncer qu’il existe, dans la sphère économique, un usage de la violence en vue d’obtenir d’un acteur économique donné quelque chose qu’il refuserait sinon : une coopération, un service, etc.
Encore faut-il savoir si cette violence est légitime ou pas.
La violence est permanente dans les rapports humains. Le plus souvent, elle n’est pas explicite, mais elle est là. C’est bien la peur du gendarme, donc la crainte qu’inspire la violence d’Etat, qui empêche les furieux de dévaliser les honnêtes gens. Et dans la sphère économique, même si c’est généralement sous une forme assez feutrée, la violence légitime est forcément omniprésente. L’autorité du patron sur le salarié traduit bel et bien la menace d’une violence économique potentielle (le licenciement sans indemnité, en cas de faute lourde). Mais cette violence n’est pas illégitime : il est logique que le patron, rétribuant le salarié, dispose d’un levier pour l’obliger à travailler.
La violence illégitime commence quand le dommage infligé répond à une pure logique de contrainte, et quand cette contrainte vise à faire accepter une situation qui n’est pas naturelle, qui ne traduit pas des rapports de coopération sains. Par exemple, l’autorité d’un patron devient illégitime, et la violence qui la sous-tend avec, quand cette autorité va au-delà de ce qui est logiquement exigible en vue de la correcte régulation de l’activité de l’entreprise. Autre exemple, l’autorité d’un contremaître devient violente quand elle s’accompagne, par exemple, d’une contrainte physique directe, contraire aux normes et règles du code du travail.
La frontière entre légitime et illégitime, en matière de violence économique, dépend donc, forcément, des conditions de l’activité économique, et des normes en vigueur dans un secteur donné, à une époque donnée. Pour prendre un exemple extrême : dans la société féodale, le fait pour un seigneur d’attacher le serf à une terre ne constituait pas une violence économique illégitime, car c’était l’application d’un droit adapté aux conditions économiques du temps. Dans notre société, à l’inverse, interdire à un salarié de quitter une entreprise où il ne se sent pas bien constituerait une violence économique illégitime – parce que le droit dit que c’est une violence, et il le dit précisément parce que ce type de comportement n’est plus adapté aux conditions présentes de l’activité économique.
Donc, s’agissant de la violence économique, la question de sa légitimité est avant tout une affaire de normes. Il s’agit de savoir ce qui est normal, ou pas, dans le contexte où s’exerce l’activité économique. La question de la violence économique est là : dans cette définition de la normalité.
*
Or, s’il fallait caractériser la violence économique contemporaine en une phrase, on pourrait résumer le problème ainsi : « la violence économique illégitime consiste essentiellement à modifier le contexte, de manière à rendre caduques les normes et règles qui devraient être édictées au regard des conditions de l’activité économique, telles qu’elles sont induites par le développement technologique, social, politique et culturel de nos sociétés ».
En d’autres termes, la violence économique illégitime ne se voit plus, ou difficilement, parce qu’elle ne réside que marginalement dans la transgression des normes par des acteurs singuliers. Fondamentalement, elle réside dans la modification artificielle des normes par les créateurs de contexte, c’est-à-dire, et pour faire court : les oligarchies, financières principalement, politiques secondairement, qui ont le pouvoir de dire la norme en matière économique.
La source de la violence économique contemporaine, au fond, c’est que la norme n’est plus normale.
C’est pourquoi la violence économique contemporaine est difficilement perceptible. Dans la mesure où la violence illégitime commence lorsque la contrainte exercée ne traduit plus les nécessités de l’activité économique, modifier le contexte de manière artificielle permet à ceux qui exercent la violence illégitime de dissimuler ce fait – précisément parce que, le contexte ayant été modifié, les nécessités de l’activité économiques semblent justifier le niveau de contrainte qu’ils déploient – et, dans une certaine mesure, les dommages infligés par la violence semblent donc en quelque manière absolument nécessaires.
Un exemple particulièrement emblématique de ce mécanisme : le chômage.
Le haut niveau de chômage est présenté comme une fatalité, une conséquence quasi-mécanique de l’accroissement de la productivité. Mais l’examen des faits démontre que cette fatalité n’en est pas une.
D’une part, si la productivité s’accroît, d’où vient que le niveau de vie réel de la majorité de la population stagne, et même, depuis quelques années, régresse objectivement ?
D’autre part, si la productivité s’accroît, ne convient-il pas de réduire la durée du travail tout en conservant les salaires, attendu que le travail, même réduit en temps, contribuerait néanmoins, du fait de la hausse de productivité, à former le même capital additionnel que par le passé ?
L’argument de la disparition des emplois non qualifiés ne tient pas davantage la route : d’une part, c’est précisément le rôle des dispositifs de formation de qualifier les travailleurs qui ne le sont pas ; d’autre part, si vraiment l’offre d’emplois manuels sature la demande, alors pourquoi les plombiers, par exemple, sont-ils introuvables ?
De quel côté qu’on se tourne, on voit bien que le haut niveau de chômage actuel est avant tout le résultat d’une création du contexte par les régulateurs (délocalisations induites par un libre-échange inéquitable, crise structurelle de la demande induite par un partage de la valeur ajoutée exagérément favorable aux revenus du capital). C’est bien la création du contexte par les régulateurs qui engendre le haut niveau de chômage, et non une fatalité induite par les conditions objectives de l’activité économique.
Tout indique donc que, n’en déplaise à ces économistes néolibéraux qui affectent de confondre leur idéologie et le réel, ou plutôt qui se plaisent à voir dans leur idéologie une simple description du réel, le chômage de masse est tout simplement un effet recherché à travers la création d’un certain contexte – effet qui se traduit, concrètement et du point de vue des salariés, par une grande violence économique illégitime.
Au reste, le défunt Milton Friedman ne s’en cachait pas, lui qui estimait qu’un niveau de chômage élevé était parfois « nécessaire ».
Nécessaire pour maximiser le rendement du capital, s’entend…
Quant à nous, pour bien comprendre ce que signifie cette violence économique illégitime, nous garderons en mémoire qu’à chaque plan « social », à chaque grande vague de licenciement, derrière le chômage, il y a divorces, dépressions, alcoolisme, etc.
On a ainsi pu constater que les courbes du taux de chômage de longue durée et du taux de suicide des hommes en âge de travailler suivent des évolutions manifestement bien corrélées. Année après année, le taux de suicide masculin exprimé en « pour cent mille » reste assez proche du taux de chômage masculin exprimé en « pour cent ».
Quand un plan « social » détruit 5000 emplois dans une grande entreprise, il y a donc à peu près cinq suicides à la clef. Et quand, pour répondre au cahier des charges défini par Milton Friedman, on a « fabriqué » des dizaines de millions de chômeurs européens et américains qui n’auraient pas dû être au chômage, on a tué des dizaines de milliers d’hommes. Ce qui fait objectivement de monsieur Friedman et de ses disciples les coupables, ou disons les complices, d’un crime de masse économique.
Au risque de déplaire à tous ceux qui dénoncent, à juste titre d’ailleurs, la montée inquiétante de la petite délinquance, ou plutôt de la barbarie urbaine, nous ferons donc observer, à titre de simple constat, que la violence économique illégitime déployée par les classes dirigeantes fait, aujourd’hui, en Europe, beaucoup plus de morts que la délinquance.
C’est un fait.
La plus grande violence de notre époque n’est ni celle exercée par les « racailles » contre les victimes de l’insécurité urbaine, ni celle des prétendus « flics racistes » débusqués par la « gauche » à tous les coins de rue.
La plus grande violence de notre époque est la violence des riches contre les pauvres.