Parler de libéralisme dans le domaine culturel, c’est évoquer le diable devant un tabernacle. Il n’y a pas de secteur où la question de l’intervention publique soit moins débattue ; pas d’activité où parler d’argent et de rentabilité soit plus tabou. Du moins en France.
Nous savons bien qu’en écrivant ces lignes nous nous aliénons par définition tous ceux qui vivent du système ou y participent indirectement par leur complaisance. Non content de perdre nos (hypothétiques) invitations aux avant-premières, nous nous éloignons sans doute aussi du grade de chevalier dans l’ordre des Arts et Lettres, si d’aventure nous avions pu nous en rapprocher. En multipliant les emplois et les prébendes, l’État entretient des convaincus qui n’auront de cesse de souligner la nécessité d’un système qui les nourrit ; il multiplie des clients, au sens romain du terme, qui sont rétribués à la mesure de leur soumission. En France, la nécessité d’une intervention publique massive dans le domaine culturel est un postulat aussi indiscutable que la rotondité de la Terre. Celui qui remet en cause ou même interroge le système a fatalement contre lui les innombrables zélotes de l’État culturel. S’il conteste l’action culturelle publique, cela ne peut qu’être parce qu’il n’aime pas la culture, du moins la vraie culture ; qu’il est au mieux un ignorant, au pire un suppôt de la marchandisation désenchantée du monde. Reductio ad philistinum.
Comme le souligne Aude de Kerros [1], la France est l’un des très rares pays au monde (avec la Corée du nord) à disposer d’un art officiel. La quasi-totalité de l’art en France est, à un degré quelconque, subventionné et (donc) contrôlé. Savons-nous assez qu’il existe chez nous par exemple un corps d’inspecteurs de la création artistique et de l’action culturelle [2] ? Au nombre de 200, ils assurent notamment « la coordination, la conception et l’évaluation des politiques de création, d’enseignement artistique et d’action culturelle dans l’ensemble des spécialités » (action culturelle, arts plastiques, cinéma et audiovisuel, danse, livre, musique et théâtre). Heureux Français, qui bénéficient d’un État si bienveillant qu’il est là pour leur dire ce qui peut être qualifié d’art, estampiller l’expression valable, valider la bonne création, pousser sous leurs yeux reconnaissants les choses à voir, éloignant les autres.
Défendre une approche libérale de la culture dans un texte d’envergure, où les arguments philosophiques et économiques sous-tendant l’intervention publique en matière culturelle seraient examinés en profondeur, serait une tâche aussi intéressante qu’utile, mais dépasserait le cadre plus modeste de cette note. On trouvera d’ailleurs dans un livre tel que L’État culturel de Fumaroli [3] une critique percutante du « constructivisme culturel » français.
Nous nous limiterons ici à commenter le cas particulier de la production cinématographique, emblématique sans doute de cette politique culturelle qui revendique expressément, on le sait, l’exception qu’elle représente de fait dans le monde [4] est à prendre au sens d’exemption culturelle. Dans cet esprit, ce terme signifie que l’art et la culture ne peuvent pas être traités dans les négociations marchandes internationales comme le sont les produits manufacturés. C’est-à-dire que le cinéma comme la création audiovisuelle ont une vocation première qui est artistique, et cette dimension est irréductible, elle touche au cœur de l’identité des nations, et au-delà même des enjeux nationaux, l’art touche au sacré. » Éric Garandeau, président du CNC, 2012.].
Expliquer en détail le fonctionnement fort complexe du système de soutien au cinéma français alourdirait trop le présent texte. Le lecteur qui voudra en découvrir les détails pourra se référer au site du CNC. On ne rappellera pas non plus ici les caractéristiques économiques du cinéma, si représentatives de celles des biens culturels en général qui ont été soulignées depuis longtemps par Baumol et Bowen [5] notamment : présence d’externalités, problème d’incitation à produire, absence de gain de productivité, valeur subjective rendant les ventes incertaines, industrie de prototypes, incommensurabilité des produits entre eux, etc.
Il s’agira plutôt ici de formuler un diagnostic réaliste sur le système actuel de soutien au cinéma français : atteint-il ses objectifs (question de l’efficacité) ? Le fait-il à moindre coût (question de l’efficience) ?
Cela nécessite bien sûr de commencer par préciser ce que sont les objectifs du soutien au cinéma. Les statuts du Centre national du cinéma et de l’image animée [6], créé en 1946, en font l’organisme chargé d’appliquer « la politique de l’État » en la matière. Ses missions sont de « contribuer, dans l’intérêt général, au financement et au développement du cinéma et des autres arts et industries de l’image animée […] et (d’) en faciliter l’adaptation à l’évolution des marchés et des technologies. » À cette fin, il « soutient, notamment par l’attribution d’aides financières », des objectifs variés, parmi lesquels « la diversité des formes d’expression et de diffusion cinématographique […] », et « la promotion et le développement du cinéma […] en France et à l’étranger [7]. » Ces deux notions, diversité (de l’offre et de la demande) et rayonnement, sont la traduction directe des trois piliers de la politique culturelle française prônés par les ministres de la Ve République [8] : « l’indépendance et le prestige de la culture nationale par rapport à l’étranger (enjeu identitaire) ; la diversité de la création (sans soumission aux impératifs du marché et de la rentabilisation à court terme) ; l’élargissement de l’accès à la culture (enjeu de la démocratisation) ».
La présente note propose (1) d’analyser la réalité de la performance du système de soutien au cinéma français par rapports aux objectifs définis, puis (2) d’identifier ses défauts essentiels avant de conclure par quelques suggestions de solutions.
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Bande-annonce de Confession d’un dragueur, sorti en 2001 :