Le philosophe Georges Didi-Huberman connaît depuis son enfance Simon Fieschi, le jeune webmestre qui a reçu une balle dans la colonne vertébrale le 7 janvier.
Il lui consacre un très bel article dans la revue "Lignes". Extraits exclusifs.
A l’été 2015, la revue « Lignes », animée par Michel Surya, demande à une quinzaine d’intellectuels d’écrire sur les attentats de janvier. « Oui ou non la situation a-t-elle changé ? », telle est la question. Sous le titre « Les attentats/la pensée », le numéro 48 (en vente jeudi 22 octobre) rassemble les contributions de Jean-Luc Nancy, Jérôme Lèbre ou encore Jean-Loup Amselle. Mais un texte se détache avec une intensité particulière : celui où Georges Didi-Huberman profite de la tribune qui lui est offerte pour raconter la convalescence de Simon Fieschi, le jeune webmestre de « Charlie Hebdo », blessé à la colonne vertébrale lors de la fusillade du 7 janvier.
Récit poignant d’une bataille intime – réapprendre à se lever, à se tenir debout, à marcher – mais aussi méditation philosophique sur la place du corps dans nos combats politiques. Avec en point d’orgue ce constat de Foucault étonnant de prémonition : « le corps est le point zéro du monde ».
Survivant, soulevé
[...] Je vais parler d’un seul homme, et même pas très « grand ». Un seul et modeste petit homme. C’est Simon. Je ne dirai pas « Simon Fieschi » mais simplement « Simon », puisque c’est ainsi que je l’appelle depuis que je l’ai pris dans mes bras en ce jour ému de 1983 où il venait à peine de naître. Le 7 ?janvier 2015, dans le local de « Charlie Hebdo », à l’âge de bientôt trente-deux ans, Simon a reçu une balle de Kalachnikov qui, traversant le poumon, lui a pratiquement brisé la colonne vertébrale.
Il y a eu cette période terrible où nous ne savions pas s’il survivrait. Je l’ai vu dans le coma, intubé de partout, le visage envahi de masques, les cheveux rasés pour les besoins de l’opération chirurgicale, la grande minerve blanche autour du cou, le corps renversé en arrière, le torse bombé qui dégageait bizarrement une impression de puissance malgré les sparadraps et les capteurs, la peau gonflée je ne sais pourquoi, et la moitié inférieure du corps, à partir du diaphragme, complètement inerte.
Simon s’est peu à peu réveillé. On a dû lui apprendre ce qui s’était réellement passé (c’est sur lui que les frères Kouachi ont tiré en premier), ce qui lui était arrivé (trajectoire de la balle, dommages corporels afférents) et ce qui lui arrivait à présent (soins intensifs, précarité du pronostic). Que ressent le survivant dans une telle situation ? Je n’ai pas encore osé le lui demander.
L’une des premières phrases de lui dont je me souvienne après sa sortie du coma, ce fut pourtant, déjà, une phrase flamboyante d’humour, une blague dénotant la Corse qui marque son ascendance paternelle (Simon est le fils du cinéaste Jean-André Fieschi, mort en 2009) : « J’ai eu la flemme de mourir. » Et plus potache encore, lorsqu’il m’a lancé, depuis ses perfusions, ses monitorings, sa trachéotomie, ses bandages et j’en passe : « Il ne faut pas se laisser abattre, comme on dit chez les Kennedy. »
Simon, a eu la politesse, l’élégance d’essayer de faire rire ceux qui l’aiment et sont fous d’angoisse devant son corps brisé. Peut-être qu’il a eu la flemme de mourir, mais qu’est-ce qu’il travaille à vivre depuis maintenant six mois !
Un être "coupé en deux"
Car le survivant ne se contente pas de vivre encore, de vivre malgré le fait qu’il aurait dû mourir. Le survivant travaille à vivre : dans ce travail il y a tous les efforts, toutes les peines de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Il y a les hauts et les bas. Les bas tirent Simon vers l’immobilité et la douleur, sans doute le désespoir mais il ne le montre pas.
Longtemps je l’ai vu sur son lit d’hôpital comme un être littéralement coupé en deux : seul le haut – tête toujours très claire et alerte – semblait susceptible de volonté. Les bras, les mains n’ont retrouvé que lentement leurs possibilités de libre mouvement. Les gestes les plus simples avaient fait place à des sortes d’appels tendus, comme si chaque muscle, privé de sa connexion, criait « S.O.S ». Les fatigues sont lancinantes : mais comment faire entendre à autrui qu’à la fois la sensibilité est perdue et que, pourtant, la douleur physique est omniprésente ?
Rechute brutale. Retour au service des urgences. Ce qui semblait renaître s’effondre. Mais au bout d’un moment – qui semble une éternité – cela renaît quand même un peu, ouf. On repart à l’hôpital de longue durée et on se remet au travail de la vie, c’est-à-dire d’une remise en mouvement du corps : Simon est un humain survivant qui cherche à redevenir un animal (un corps vivant capable de se mouvoir par lui-même).
Sa mère, être admirable, comprend qu’il doit naître à nouveau, tout réapprendre pour se mettre debout. Elle a pu penser un moment que ce serait à elle, par définition, de faire naître Simon à nouveau. Mais non. Ce n’est pas elle qui le guidera comme elle l’a fait autrefois par sa tendresse et son « éducation ». Ce n’est pas elle qui lui apprendra à marcher : Simon doit se soulever pour naître, il doit se tirer lui-même, à la dure, par « rééducation » comme on dit, des sables mouvants qui l’ont envahi jusqu’à la poitrine.