L’Elysée réorganise sa communication en vue de 2012. Plus de Web, plus de mise en scène et, à la clé, un contrat de 120 millions d’euros.
Le gouvernement et l’Elysée conçoivent en ce moment leur stratégie de communication pour 2011 et 2012. Et celle-ci accorde une place inédite au storytelling, c’est-à-dire à un ensemble de techniques de narration et de mise en scène conférant à un message politique les apparences d’une information objective. C’est ce que révèle le contenu du prochain contrat de 120 millions d’euros par an passé par le gouvernement pour des prestations de « conseil média, achats d’espace, et montage de partenariats médias » pour les exercices 2011 et 2012. Un budget détaillé dans des documents dont Libération a obtenu copie.
Selon le « cahier des clauses techniques particulières » de ce contrat, rédigé le 19 avril, les consultants retenus au terme de l’appel d’offres doivent prévoir « la production de contenus, dans la mesure où cela permet une visibilité et une perception différentes du message par le public, qui ne le considère alors pas comme de la publicité. […] Le titulaire doit alors pouvoir en assurer la mise en œuvre et le suivi avec les différents interlocuteurs concernés à toutes les étapes (scénaristes, production, régies publicitaires, chaînes, agences de communication, etc.) ».
Force de frappe. Avec cette commande officialisant le recours au storytelling à la veille de la présidentielle, les communicants animeront des équipes chargées d’occulter la pub gouvernementale et de la travestir en un contenu a priori neutre et objectif. Ce travail se traduira notamment par des reportages vidéos, sous-traités à des sociétés de production, à l’image peut-être de Kabo (structure fondée par le producteur de l’émission Caméra Café), actuellement sous contrat avec le Service d’information du gouvernement (SIG), dépendant du Premier ministre. Les gérants de Kabo n’ont pas souhaité s’entretenir avec nous.
Le budget de 120 millions d’euros par an comprenant les missions de storytelling, piloté par ce même SIG, a été attribué le 30 juin au groupe Aegis (dont Vincent Bolloré est le premier actionnaire avec 29,8%), à qui l’enveloppe de la communication gouvernementale avait déjà été confiée pour les exercices 2008 à 2010. A ce titre, cette agence a planché sur l’implantation d’équipes dédiées au storytelling dans le nouveau budget. Son responsable, Guillaume Multrier, n’a pas répondu à nos sollicitations pour s’expliquer sur sa participation aux discussions menées au sein du SIG sur ce point. Son nouveau contrat entrera officiellement en vigueur le 1er janvier 2011. Avec de tels moyens, le service après-vente des réformes de l’actuelle majorité disposera d’une réelle force de frappe. « Il y a un détournement du SIG à des fins ouvertement politiques et de prise en main par l’Elysée », critique la députée socialiste Delphine Batho. D’autant que le chef de l’Etat a déjà prévenu : « Fin 2011, on ne fera que de la politique. »
Pourtant, pour Thierry Saussez, le patron du SIG - autrefois à la tête d’une agence de communication proche d’élus du RPR -, « dans cette maison, la frontière entre communication et politique est claire et respectueuse d’un certain devoir de réserve à l’approche d’une consultation électorale. […] Il y a des règles éthiques de fonctionnement qui consistent à ne pas aller vers la propagande. » Mais ce fidèle de Sarkozy, arrivé au SIG en avril 2008, concède tout de même que sa « maison » s’occupera de futures campagnes « sur les changements opérés dans le domaine de l’emploi, de la solidarité, de l’environnement… » Et admet qu’il participe au moins une fois par semaine à une réunion avec les deux gourous de la com du Président, Franck Louvrier et Jean-Michel Goudard.
Flatter. Globalement, pour 2011 et 2012, le triumvirat de la communication gouvernementale entend mettre l’accent sur la production de contenu sur le Web. Cette offensive électronique avait été demandée par Fillon. Dans un courrier du 3 octobre 2008, que nous avons obtenu, le Premier ministre déplorait « des marges de progrès considérables » à réaliser pour la communication gouvernementale, et demandait d’accentuer « le recours à l’image pour notre communication sur Internet, y compris par le recours à un site dédié ». Aujourd’hui, le SIG dispose d’un service web de 7 à 8 personnes et, depuis début juillet, pilote un véritable « Dailymotion du gouvernement », baptisé Fil Gouv, déployant des liens sur plusieurs sites ministériels. A terme, cette « plateforme web » diffusera 4 000 vidéos produites dans les ministères, pour un coût final de 2,7 millions d’euros. Vidéos de ministres, sujets sur la réforme des retraites… Les images sont « made in SIG » ou réalisées par des sociétés sous contrat. Et depuis cette semaine, elles peuvent également enrichir France.fr, un futur site dédié à flatter l’image du pays. L’opération devrait coûter au final 1,6 million d’euro.
Bien payé. Pour alimenter ces flux de contenus et orienter les campagnes de pub, la communication de l’exécutif recourt massivement aux études d’opinion. Les services de Thierry Saussez disposent de 3,9 millions pour des enquêtes tous azimuts. « La matière traitée n’est que politique », affirme un connaisseur du milieu des sondages. Depuis la redistribution des lots en avril 2009, six instituts différents (Ipsos, Ifop, CSA, TNS-Sofres, Opinionway et Isama) travaillent pour le SIG. Les mêmes collaboraient jusqu’en 2009 directement pour l’Elysée ou pour Publifact, la société de Patrick Buisson, conseiller ès sondages de Nicolas Sarkozy, bien payée par le Château (1,5 million d’euros en 2008, 820 000 euros en 2009). « Je n’ai jamais pris une autre décision que celle qui m’a été proposée par la commission d’appel d’offres et par mes services », assure Thierry Saussez qui réfute tout procès en favoritisme.
A l’automne 2009, lorsque la Cour des comptes révélait le goût prononcé de l’Elysée pour les sondages (3,28 millions d’euros en 2008), l’opposition redoutait une « externalisation » de ces études vers le SIG. « Nos sondages sont faits, décidés, commandés et délivrés par le SIG », assure Thierry Saussez, promettant que « les diminutions de l’un ne se retrouveront pas forcément dans le budget de l’autre ». Or les enveloppes sondages que s’octroient certains ministères ont vu, depuis 2008, leur niveau augmenter.
De son côté, le SIG a gagné en pouvoirs et en responsabilités ces dernières années. Doté de seulement 5 millions d’euros de crédits de fonctionnement en 2008, il s’occupait alors des seules campagnes d’intérêt général. Mais avec déjà une forte propension à exploser ses crédits en fin d’année budgétaire (voir infographie page 3). Depuis 2009, le budget maison culmine à plus de 27 millions, soit une hausse de près de 300% pour officiellement « centraliser » et « mutualiser » les budgets communication entre ministères. Indispensable pour mettre en scène le bilan des années Sarkozy.