Ministre des Relations extérieures (de 1984 à 1986) puis des Affaire étrangères (de 1988 à 1993) de François Mitterrand - un ministre qui s’efforça de maintenir la politique gaullienne d’amitié de la France avec le monde arabe et de défendre le droit des Palestiniens à un Etat -, président du Conseil constitutionnel de 1995 à 2000, avocat réputé et personnalité incontournable du Paris de la politique et de la diplomatie internationale, Roland Dumas a bien voulu nous accorder un entretien.
Où il retrace les grandes lignes de la diplomatie française vis-à-vis du monde arabe en général et de la Syrie en particulier. L’occasion de parler – plutôt en bien – de la Syrie et des al-Assad père et fils qu’il a rencontrés et – plutôt en mal – de l’actuelle attitude du gouvernement français vis à vis du monde arabo-musulman et de Washington. Où l’on voit qu’un super-diplomate sait oublier la langue de bois…
- Monsieur le Ministre, quelle était la ligne « traditionnelle » de la diplomatie française vis-à-vis de la Syrie – et du monde arabe en général – depuis la mise en place de la Ve République ? Y avait-il des différences d’appréciation, et d’attitude, entre de Gaulle, Pompidou, Giscard ?
- Roland Dumas : On ne peut pas, surtout quand on évoque la Ve République, parler de la diplomatie française sans évoquer la figure du général De Gaulle. Il avait en effet une vision assez claire par rapport aux pays arabes et par rapport à l’OTAN. Je constate aujourd’hui qu’on tourne le dos à cette politique, y compris chez ceux qui se réclament de De Gaulle.
Et c’est regrettable. Pour la deuxième partie de votre question, et pour en venir jusqu’à aujourd’hui, il y a une continuité apparente dans les personnes, mais on ne peut pas dire que la majorité actuelle se réclame du gaullisme et du reste toute son attitude tourne le dos à à ce qui était la tradition gaulliste, dans ce domaine comme dans d’autres.
- Quelle était la position de François Mitterrand sur la Syrie ? Avait-il, au début de sa présidence, des idées arrêtées sur le sujet ? A-t-il été amené à évoluer en cours de mandat et pourquoi ?
R.D. : Les instructions que j’avais du président Mitterrand sur le problème du Proche-Orient et celui des relations avec les pays arabes étaient de tenir un équilibre, le plus possible, entre l’Occident et les pays arabes. François Mitterrand avait une grande admiration pour le père de l’actuel président syrien, Hafez el-Assad, qu’il avait rencontré à plusieurs reprises. Et lorsque moi-même j’ai rencontré le président Hafez el-Assad, François Mitterrand était très désireux, à mon retour en France, de savoir exactement ce que je pensais du personnage, quelle impression il m’avait faite, et ce qu’il m’avait dit.
- Et justement, quelle impression vous avait fait Hafez el-Assad ?
R.D. : J’ai obtenu mon premier rendez-vous avec le président syrien par l’intermédiaire d’un ami commun, ancien camarade de combat d’Hafez el-Assad, un général syrien. Hafez el-Assad a accepté de me recevoir. Il m’a retenu pendant deux fois sept heures, m’a invité à déjeuner dans sa villa personnelle et m’a finalement dit en substance : « Revenez quand vous voulez, vous serez toujours le bienvenu ! » J’ai eu avec lui un contact très précis et très utile, qui m’a permis de faire le tour complet du personnage. Et je ne sais pas ce qu’il a dit à son fils Bachar, mais lorsque celui-ci, devenu à son tour chef de l’Etat syrien, est venu à Paris (en juillet 2008, Ndlr) il a demandé à me voir et il a voulu que nous évoquions mes rencontres avec son père.
J’ai voulu parler avec Hafez el-Assad du conflit du Proche-Orient et il s’est montré très, très habile : je venais de la part de Shimon Peres (1), pour essayer de faire avancer les choses sur le conflit israélo-arabe, et j’ai compris tout de suite dans le discours très long qu’il m’a tenu qu’il n’était pas mûr pour un arrangement mais la question qu’il m’a posée était très intrigante : « Est-ce que vous avez juste l’accord de Shimon Peres ou celui du président israélien ?« (1) figure politique majeure de la vie politique israélienne (plusieurs fois Premier ministre puis Président, depuis 2007, de l’Etat d’Israël) et un des patrons de la diplomatie de l’Etat hébreu.
- Mais vous-même, vous avez une appréciation globale sur le régime baasiste, comment appréciez-vous l’influence qu’il a eu dans la région ?
R.D. : Moi, contrairement à d’autres, je ne veux pas me mêler des affaires intérieures de la Syrie.
- Est-ce que vous avez prodigué des conseils particuliers à François Mitterrand sur la Syrie ?
R.D. : Sur le cas de la Syrie, nous discutions. Il était assez d’accord avec la politique que j’ai proposée à l’époque qui était de maintenir le contact, un contact sérieux et proche, avec ce pays, en vertu d’une longue histoire commune entre nos deux pays – le président Hafez el-Assad s’était d’ailleurs longuement étendu sur ce sujet lors de notre rencontre – illustrée, pour s’en tenir à une époque récente, par le mandat français dans l’entre-deux guerres, la création du Liban, que les Syriens considèrent comme une région syrienne. Hafez al-Assad m’avait même expliqué que le Christ était, en fait, syrien. Bref, Mitterrand m’avait donné pour instruction de maintenir un contact très proche avec Damas, ce que j’ai fait, et d’avoir de bonnes relations avec le président syrien.
- Y a-t-il eu de « grands moments », des faits saillants dans la relation franco-syrienne entre 1981 et 1995 ?
R.D. : Non mais François Mitterrand avait été vraiment impressionné par Hafez el-Assad. Il savait aussi que les Syriens étaient très proches des Russes. Et que cette alliance russo-syrienne était un facteur très important pour tout le Proche-Orient. Et ça reste d’ailleurs le problème auquel se heurtent aujourd’hui la France et la Grande-Bretagne dans leur tentative de stigmatiser la Syrie devant les Nations-Unies.
- Est-ce que, selon vous, un homme comme Jacques Attali, longtemps conseiller assez proche de François Mitterrand, et connu pour ses positions pro-israéliennes et pro-américaines, a pu jouer un rôle dans le domaine des relations franco-syriennes ?
R.D. : A ma connaissance aucun rôle. Il peut toujours faire croire le contraire. C’est Jacques Attali !
- Pourriez-vous nous expliquer l’ambivalence de la position de Jacques Chirac, hostile globalement et durablement à la Syrie, néanmoins présent es-qualité de président aux obsèques de Hafez el-Assad en 2000 ? Avez-vous eu l’occasion de parler de ce problème avec lui ?
R.D. : J’ai en effet quelquefois abordé le sujet de la Syrie avec Jacques Chirac. Il m’a paru, comment dire, très « braqué » sur le sujet. Il avait sur le problème général des relations avec le monde arabe, et notamment sur la question palestinienne, des positions que je qualifierai d’ »avancées » et, au contraire, sur le problème de la Syrie, des positions que je qualifierai au contraire de « rétrogrades ».
Je relie ça au fait qu’il avait une position très personnelle sur le Liban, avec une relation directe avec Rafik Hariri, dont on connait le sort funeste. Et dont la mort a été attribuée aussitôt par les Occidentaux aux Syriens. C’est ce qui a motivé sa position hostile à Damas. Ceci étant, je lui ai dit à plusieurs reprises qu’il se trompait sur la Syrie - ce n’est pas la première fois du reste, il s’est trompé sur l’Afrique, la Côte d’Ivoire… Il ne s’est certes pas trompé sur la question palestinienne et la deuxième guerre du Golfe !
- Nicolas Sarkozy recevait avec pompe Bachar al-Assad à Paris en juillet 2008 – le président syrien a même assisté à la revue du 14 juillet – et encore en décembre 2010. Il s’est lui-même rendu en visite officielle en septembre 2008 à Damas, ce qui n’était pas arrivé depuis François Mitterrand. Comment expliquez-vous son revirement sur la Syrie ? Désir de plaire aux Américains, ou de tenir le rôle qu’il n’a pas eu en Tunisie et en Egypte ?
R.D. : Je ne suis pas dans les pensées intimes de M. Sarkozy, ça me paraîtrait assez difficile de les suivre, du reste. Mais ce que je peux constater, c’est qu’il a changé de politique, pas seulement vis-à-vis de la Syrie, mais aussi vis-à-vis de la Libye, et du Proche-Orient. D’aucuns disent que c’est pour des considérations de politique intérieure, mais je ne le crois pas. Je pense qu’il veut jouer un rôle sur la scène politique internationale, et il a notamment cru qu’il allait jouer un rôle important en s’infiltrant dans l’OTAN, en prenant des positions hasardeuses avec l’OTAN et en poursuivant d’une manière générale une politique qui va nous conduire à de grandes difficultés.
- C’est le syndrome du « premier de la classe » de l’OTAN en quelque sorte ?
R.D. : Même pas !
- Et Alain Juppé ? Avez-vous des contacts avec lui, à propos de la Syrie ou d’autres sujets « sensibles » ?
R.D. : Je connais bien Alain Juppé parce qu’il est de Bordeaux. Je le suis, en quelque sorte, de très près. Je dois dire que je suis assez déçu par sa politique vis-à-vis du monde arabe, d’autant plus déçu qu’il est en contradiction avec lui-même. En effet, quand avait commencé la campagne française contre la Libye, il avait quand même dit en substance : « Surtout, nous ne ferons pas appel à l’OTAN, car cela pourrait froisser les peuples et pays arabes. » Et maintenant il ne jure que par l’OTAN !
- D’autant qu’il s’est fait littéralement imposer cette guerre par Bernard-Henri Lévy, qui n’est ni diplomate ni militaire…
R.D. : A ce sujet j’ajouterai qu’il n’est pas convenable pour un ministre des Affaires étrangères de passer sous les fourches caudines d’un homme comme M. BHL, ce personnage qui est un trublion touche-à-tout ! Il y a aujourd’hui une sorte d’orientation générale – mauvaise – donnée pour justifier la politique française envers les pays arabes – tous les pays arabes : même si ce n’est pas le cas aujourd’hui, ce le sera demain – et qui est conduite par le président de la République.
- Qu’est-ce que vous conseilleriez, soit à Alain Juppé, soit à Nicolas Sarkozy, dans ce domaine ?
R.D. : En ce qui concerne Juppé, je n’ai pas de conseil à donner à mes successeurs. Mais si je devais lui dire un mot, je lui suggérerais d’être lui-même, d’essayer un peu de comprendre, de discerner les vrais problèmes, de revenir aux sources de la politique gaullienne dans cette partie du monde…
- Quel jugement portez-vous sur Bachar al-Assad et son régime ? Vous l’avez rencontré à Paris, de quoi avez-vous parlé alors ?
R.D. : Le président Bachar m’a fait l’honneur, alors qu’il se trouvait à Paris, de m’envoyer son ambassadeur (Mme Lamia Chakkour, Ndlr) pour m’inviter à un tête-à-tête. Je dois dire que je ne m’y attendais absolument pas ! La rencontre s’est très agréablement passée et il m’a demandé, à l’issue de celle-ci, de présider, à ses côtés, sa conférence de presse, ce que je considère comme un grand honneur. Et il a notamment dit et répété, au cours de cette conférence, que j’étais un ami de son père. Et il me paraît très important de souligner que pendant tout l’entretien privé que j’ai eu avec lui, il ne m’a parlé que de son père.
- Pour nous plonger dans l’actualité la plus brûlante, que pensez-vous de l’argument développé par le pouvoir syrien, selon lequel il y a certes un mécontentement aujourd’hui en Syrie, mais qu’il est attisé, exploité, détourné par des groupes armés ? Cette thèse – corroborée depuis peu par certains médias anglo-saxons – vous paraît-elle plausible ?
R.D. : Ca me semble correspondre à la politique générale conçue et réalisée, en partie par la France, au Proche-Orient. En Libye c’est évident, mais c’est valable aussi pour la Syrie, avec certes d’avantage de précautions : vous remarquerez que sur ce dernier dossier, les Etats-Unis sont – relativement – prudents, ils ne jouent les va-t-en guerre qu’en paroles. Ils ont certes les Saoudiens comme « petites mains ». Cela dit je voudrais rappeler une évidence : la Russie, ça existe. Si les Américains et leurs amis ne s’en rendent pas compte, ils l’apprendront bientôt !
- Alain Juppé s’en est en tout cas aperçu récemment, au Conseil de Sécurité de l’ONU…
R.D. : La récente conférence de presse du ministre russe des Affaires étrangères, Lavrov, que je connais bien, était à cet égard significative ! Tant sur les bombardements en Libye que sur le projet franco-européen de résolution anti-syrienne à l’ONU.
- Vous pensez que MM. Sarkozy, Juppé et Fillon devront, sur la Syrie comme sur la Libye, en rabattre de leurs prétentions ?
R.D. : J’espère qu’ils redeviendront réalistes avant qu’il ne soit trop tard. Il y a deux façons de terminer une guerre, la gagner ou se retirer. Regardez l’Afghanistan, on retire des troupes, on s’en va, c’est une bonne chose, mais quels sont les historiens qui poseront LA question : quel était l’intérêt de la France d’aller se fourrer dans cette histoire ? Pas de réponse pour le moment.
- Une dernière question : vous rendez-vous régulièrement en Syrie ?
R.D. : Assez régulièrement. Je n’y suis pas revenu depuis le décès du président Hafez el-Assad, en 2000, mais je suis invité, « permanent » en quelque sorte, par son fils Bachar, et je compte bien honorer cette invitation et visiter un pays que j’aime et respecte, dès que mon emploi du temps le permettra.
- Monsieur le ministre, nous vous remercions.