Des « câbles de renseignement » [1] récemment mis au jour révèlent les activités d’un réseau de bénévoles aux services du Mossad en Afrique du Sud.
Fin février, la chaîne Al Jazeera a publié un grand nombre de câbles qu’elle se serait apparemment procurés via une source provenant des services secrets sud-africains. Une part non négligeable de ces documents fait référence aux liens entre le Mossad et les services de renseignement sud-africains (SRSA), ainsi qu’à son rôle dans d’autres pays du continent. Les câbles, qui relaient des informations à propos d’événements dans lesquels les SRSA étaient directement impliqués, sont d’une authenticité indéniable.
Le Mossad tisse un réseau international d’informateurs qui collectent des renseignements et aident aux opérations d’espionnage. La différence avec ceux utilisés par les autres services de renseignement est qu’ils ne sont pas rétribués. On les appelle des sayanim (« collaborateurs volontaires » en hébreu), ils sont souvent des représentants de la communauté juive locale ou des hommes d’affaires, qui apportent leur aide en raison de leur seul dévouement à Israël. En Afrique du Sud, même des membres du South African Board of Jewish Deputies (SAJBD), la plus haute instance de la communauté juive locale [2], jouent ce rôle.
Les câbles utilisés dans le reportage d’Al Jazeera ont révélé :
« Grâce aux factures détaillées des [téléphones portables], on a pu déterminer que [l’agent] a eu des contacts réguliers avec des membres du SAJBD [...] On sait que le fait d’utiliser la communauté juive à travers le monde est une technique du Mossad […] dans ses activités d’espionnage. Les contacts entre [l’agent] et ces membres de la communauté juive sud-africaine peuvent être une indication de leur utilisation par le Mossad pour ses activités clandestines de collecte de renseignements. »
De plus, « on a pu établir que [l’agent] était en contact permanent avec le SAJBD […]. Cet organisme influe directement sur la communauté juive sud-africaine et possède des liens affectifs forts avec l’État d’Israël. »
Les tâches remplies par les sayanim vont des plus banales aux plus stratégiques : assistance médicale, logement, soutien logistique et financement d’opérations. Ils ont des contacts réguliers avec leur intermédiaire du Mossad. On leur demande également de garder l’œil ouvert et de se tenir au courant de n’importe quelle information susceptible d’être utile, comme l’explique le reportage :
« Les sayanim réunissent aussi des données techniques et toutes sortes de renseignements : une rumeur entendue dans un cocktail, un sujet à la radio, un paragraphe dans un journal, et fournissent des pistes aux katsas [agents responsables de collecter les données]. »
« L’idée est de disposer d’une réserve de personnes disponibles au besoin, capables de fournir des services tout en restant discrètes du fait de leur loyauté à la cause. »
Bien qu’ils soient des membres de leur communauté bien sous tous rapports, les sayanim ont une double vie intimement liée à l’espionnage israélien. Ils sont des milliers, peut-être des dizaines de milliers à travers le monde. Selon les câbles, la Grande-Bretagne en comptait 4 000 en 1998.
Cette cooptation de la communauté juive locale crée un précédent alarmant. Dans les sociétés où se trouve la diaspora, les juifs sont accusés de double allégeance (souvent du fait des déclarations des dirigeants israéliens, les intégrant à leur politique), d’être plus attachés à Israël qu’à leur pays de naissance. La plupart du temps, ils dénoncent cette critique comme de la propagande antisémite, mais la mise à jour de la « culture sayan » du Mossad, convertissant des juifs ordinaires en informateurs, ressuscite ces accusations une fois de plus ; cette fois-ci, de façon justifiée.
La compagnie aérienne El Al : une couverture du Mossad
Les SRSA révèlent avoir été conscients du rôle endossé par El Al [3] comme outil important des services secrets israéliens. Si l’on se réfère à un documentaire de la télévision sud-africaine, ainsi qu’aux câbles :
« Les agences d’espionnage sud-africaines ont admis […] qu’Israël utilise sa compagnie aérienne nationale, El Al, comme couverture pour ses services de renseignement. »
« Les espions [israéliens] fouillent clandestinement [dans les aéroports] les effets personnels des passagers qu’ils jugent suspects, ceci en violation des lois sud-africaines n’autorisant que la police, l’armée ou le personnel engagé par le ministère des Transports à pratiquer ce genre d’activité. »
Un grand scandale a éclaté en 2007, après qu’un agent de sécurité d’El Al a lancé l’alerte en informant la télévision sud-africaine que la compagnie n’était en fait qu’un paravent pour le renseignement israélien ; causant des tensions entre les deux pays. L’Afrique du Sud a menacé d’annuler les droits d’atterrissage d’El Al sur son sol ; en conséquence de quoi un cadre de la sécurité aérienne israélienne a été expulsé [4].
Un câble détaille les méthodes avec lesquelles le Mossad exploitait la couverture de la compagnie pour aider aux collectes d’informations des services secrets israéliens :
« On savait que les services israéliens utilisaient El Al pour couvrir leurs membres, […] 45 personnes sont employées en tant qu’agents de sécurité à l’aéroport de Johannesburg, et huit au service “marchandises et passagers” (Cargo and Passenger) […]. Les agents d’El Al ont le privilège de ne pas être fouillés dans les zones réglementées. Ses cadres ont aussi l’autorisation de voyager armés […]. À l’arrivée d’un vol provenant de Tel Aviv, des membres du personnel de la compagnie dissimulant des émetteurs-récepteurs radios se déguisent en passagers. Aux points de contrôle, ils présentent leur carte El Al et sont autorisés à se rendre dans n’importe quelle zone réglementée de l’aéroport, [ainsi qu’]il en a été convenu avec la [sécurité sud-africaine]. »
Et de continuer :
« Un officier des renseignements israéliens peut entrer en Afrique du Sud et […], déguisé en employé d’El Al, peut traverser tous les points de contrôle sans présenter le moindre document. »
Le câble nous apprend que le chef de la sécurité d’El Al récemment nommé à l’aéroport Oliver Tambo était suspecté d’être un agent secret.
Les officiers de la sécurité de la compagnie harcèlent régulièrement les passagers sud-africains dans les aéroports. Partant pour Israël afin d’assister à une conférence contre l’occupation en Cisjordanie, un représentant du Syndicat national des travailleurs municipaux a été fouillé à nu, interrogé, puis détenu avant son départ. Il a été escorté dans l’avion par la sécurité israélienne une minute avant le décollage.
Le Mossad a volé des plans de missiles antichars sud-africains
En 2010, avec l’aide d’un homme d’affaire israélien, Yitzhak Thalia, possible informateur des services israéliens, le Mossad a acheté les plans du nouveau missile antichar air-sol Mokopa fabriqué par la firme sud-africaine Denel. Un salarié haut -placé de l’entreprise ainsi qu’un sous-traitant proposaient de les revendre à plusieurs services de renseignement de différents pays. Une fois que l’Afrique du Sud a découvert le vol et la transaction, elle a exigé du Mossad qu’il rende les plans et qu’il s’explique sur la manière dont ils avaient été acquis. L’agence a répondu qu’elle refuserait d’enquêter sur ce crime, ni ne révélerait quoi que ce soit. Elle a cependant « généreusement » proposé de rendre les documents dans un geste de bonne foi en raison des excellentes relations entre les deux pays. Les SRSA ont gardé secrète l’implication d’Israël dans ce crime, jusqu’aux révélations d’Al-Jazeera.
Le rôle joué par l’agent du Mossad, qui a acheté les plans, a été passé sous silence jusque dans le procès des deux revendeurs. Le procureur a même menti en disant qu’ils n’avaient jamais été divulgués.
Le Mossad et la lutte du BDS en Afrique du Sud
En Afrique du Sud, le mouvement « boycott, désinvestissement et sanctions » (BDS) reste en travers de la gorge d’Israël et de ses services secrets. Historiquement parlant, l’État hébreu comprend le rôle international qu’a pu jouer une organisation similaire dans le renversement du régime d’apartheid. Ce précédent inquiétant le pousse à redoubler de vigilance pour contrecarrer ce qu’il perçoit en Afrique du Sud comme une montée en puissance de la contestation contre l’occupation et l’apartheid israélien.
En juillet 2012, le ministre des Finances sud-africain a reçu en mains propres une mystérieuse lettre. Elle semblait venir d’un groupe anonyme d’anciens agents du Mossad, qui revendiquaient la création des virus informatiques Stuxnet et FLAME. Ils menaçaient de s’attaquer à des fleurons du milieu bancaire et financier sud-africain si la justice et la police du pays ne sévissaient pas contre le mouvement BDS et n’arrêtait pas ses représentants sous trente jours. Le câble fait constater que la capacité de lancer une telle attaque s’appuierait sur des Israéliens présents dans les secteurs des télécommunications et de l’informatique sud-africaines, et qui pourraient participer à un projet de cette nature.
Israël craint que l’activisme pro-palestinien, s’il reste sans surveillance, puisse encourager un irrésistible élan amenant l’Afrique du Sud à rompre ses relations diplomatiques avec lui. Ceci pourrait être précisément le début d’un effet domino semblable à celui qui a mis à bas le régime d’apartheid.
Selon les câbles, la communauté juive a été intégrée au programme de sécurité israélien. Des juifs sud-africains ont fondé un cabinet de -conseil spécialisé dans la sécurité, le Community Security Organisation (CSO), qui fonctionne quelque peu comme une organisation paramilitaire et offre des services de sécurité à des leaders communautaires, des institutions, ou pour des événements. Si d’aventure la communauté juive devait être attaquée par des éléments islamistes ou pro-palestiniens, les services secrets sud-africains craignent que le CSO ne fasse justice lui-même en frappant des cibles perçues comme responsables de ces violences. Ils suspectent également le CSO d’entretenir des liens étroits avec le Mossad et de protéger aussi les intérêts de l’État hébreu en Afrique du Sud.
Ainsi que je l’ai mentionné plus haut, la convergence des intérêts israéliens et de ceux de la communauté juive locale pose un problème grave et méconnu. Devant les bombardements de Tsahal sur Gaza ou le Liban, l’assassinat de scientifiques ou de généraux iraniens, ou la confiscation de terres palestiniennes, le monde arabe ne comprend peut-être pas la nuance distinguant les actions de l’État d’Israël des juifs de la diaspora. Si ces derniers (de même que les dirigeants israéliens) ne créent pas de séparation entre eux et l’État hébreu – s’ils confondent même délibérément les deux – alors comment peuvent-ils s’attendre à ce que des non-juifs fassent le distinguo ?
Contrecarrer des activités terroristes présumées du Hezbollah
et des Iraniens en Afrique du Sud
En Afrique du Sud, les activités principales [officielles, NDLR] du Mossad visent à identifier les menaces islamistes et les attaques terroristes potentielles. Le Mossad a même embarrassé les services de renseignement sud-africains en annonçant publiquement que les agents du Hezbollah qui avaient planifié l’attaque de Bourgas l’avaient fait depuis l’Afrique du Sud [5].
En 2007, au Cap, les services secrets israéliens ont identifié un Iranien comme étant une menace terroriste, du fait de ses rapports constants avec un homme suspecté d’être membre du Hezbollah. Lors d’une rencontre entre les services sud-africains et un haut responsable du Mossad, ce dernier a demandé un échange de bons procédés : pour avoir alerté les Sud-Africains, les Israéliens s’attendaient à ce qu’ils surveillent le suspect et qu’ils leur transmettent régulièrement leurs informations. L’officier sud-africain a répondu que c’était impossible, car cela allait à l’encontre du protocole ; son homologue israélien a répliqué en claquant la porte de la réunion.
De plus, le Mossad soupçonne des responsables politiques du pays d’avoir de la sympathie pour l’Iran, ainsi qu’une volonté de l’aider dans son programme nucléaire. Il croit également que l’Iran a acheté en Afrique du Sud des matériaux nécessaires à la poursuite de ses recherches.
L’agence israélienne surveille aussi des œuvres de bienfaisance comme la fondation al-Aqsa et l’Agence des musulmans d’Afrique, qu’elle voit comme des canaux de soutien au terrorisme palestinien. Ses agents sont connus pour recruter des informateurs au sein de la communauté musulmane, on a d’ailleurs pu observer leurs échanges dans des toilettes publiques et dans d’autres endroits. Pour mieux s’assurer de la loyauté des informateurs palestiniens et arabes recrutés en Afrique du Sud, le Mossad engage des prostituées afin de les « divertir ». Leurs ébats sont photographiés et enregistrés, ceci au cas où ils changeraient d’avis quant à leur collaboration.
Un câble de 2009 nous informe que les relations entre les services de renseignement des deux pays se sont détériorées à un point tel que le Mossad a rappelé son officier supérieur sur place. Celui qui est actuellement responsable de l’Afrique du Sud est aujourd’hui basé en Israël.
19 mars 2015
Richard Silverstein tient le blog Tikun Olam, dénonçant les excès de la sécurité nationale de l’État d’Israël. Ses travaux ont été publiés dans Haaretz, le Forward, le Seattle Times et le Los Angeles Times. Il a participé à l’ouvrage collectif dédié à la guerre du Liban de 2006 « A Time to Speak Out » (Éditions Verso) et publiera un autre essai dans une collection à venir : Israel and Palestine : Alternate Perspectives on Statehood (Éditions Rowman & Littlefield).