Depuis deux siècles, les historiens académiques interprètent l’histoire tragique de Jésus comme un épisode de l’affrontement entre les juifs et les Romains. Mais leur exégèse critique des Évangiles focalisée sur la judéité de Jésus et sur la culpabilité des Romains ne peut occulter le fait que les quatre évangélistes présentent les juifs (Pharisiens, Sadducéens, Hérodiens, et Judéens en général), et non les Romains, comme les ennemis mortels de Jésus.
Leur version des faits est sans ambiguïté : les élites représentatives juives ont livré Jésus aux autorités romaines en le dénonçant comme un dangereux séditieux fomentant la révolution pour s’instaurer « roi des Juifs ». Ponce Pilate ne trouve aucun fondement à cette accusation ; bien que notoirement peu porté à la clémence, il est réticent à condamner Jésus, car « Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les grands prêtres l’avaient livré » (Mc 15.10). Lorsque Pilate s’adresse directement à « la foule » pour proposer de relâcher Jésus, ce sont « les grands prêtres » (une élite composée de quelques grandes familles sacerdotales) qui « excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas » (15.11). En résumé, c’est bien Pilate qui « après avoir fait flageller Jésus, le livra pour être crucifié » (15.15), mais le récit évangélique établit clairement l’ordre des responsabilités : les élites juives veulent la mort de Jésus mais, n’ayant pas juridiction pour cela, montent la foule contre lui et forcent la main à Pilate. Cela justifie le raccourci qu’emploie Paul lorsqu’il écrit aux Thessaloniciens que les juifs « ont tué le Seigneur Jésus » (1Th 2.15), ou encore Pierre évoquant, devant le Sanhédrin, « Jésus Christ le Nazaréen, celui que vous, vous avez crucifié » (Ac 13.26).
Ce récit évangélique confirmé par Paul a été battu en brèche par la critique historique moderne. Les évangélistes, nous dit-on, auraient chargé les juifs pour plaire à Rome, en présentant leur Christ comme un ami de Rome, innocent des charges pour lesquelles il fut crucifié ; pour la même raison, les évangélistes auraient également innocenté Pilate de cette erreur judiciaire en inventant la scène où il s’adresse à « la foule », une scène que les historiens jugent peu crédible. Les évangélistes, et Paul davantage encore, auraient ainsi fondé sur un mensonge l’antisémitisme chrétien. Dans Who Killed Jesus ? par exemple, John Dominic Crossan entend « dévoiler les racines de l’antisémitisme dans le récit évangélique de la mort de Jésus [1] ».
La thèse n’est pas sans argument : il est indéniable que le récit évangélique blanchit Jésus de toute sédition contre Rome, et il est certain que, ce faisant, il blanchit un peu trop Pilate de toute hostilité envers Jésus (une tradition apocryphe s’appuyant sur Mt 27.19 lui donnera comme épouse « sainte Procula » et prétendra que Pilate lui-même se serait converti). Tout ce que l’on sait de Pilate et de son administration contredit ce portrait : usant sans ménagement de la crucifixion, il fut démis par son supérieur le légat de Syrie Vitellius, et convoqué devant l’empereur Tibère pour répondre des accusations des juifs et des Samaritains contre son gouvernement tyrannique.
La scène où Pilate offre à la foule le choix entre Jésus et Barabbas est peu crédible, et il est tentant de l’expliquer par la récriture d’un récit originel dans lequel Jésus et Barabbas ne faisaient qu’un ; en effet, Barabbas signifie en araméen « fils du Père » (Abba est la façon dont Jésus s’adressait à Dieu, par exemple en Mc 14.36, pour le supplier de lui « épargner cette coupe ») et, de surcroît, certains manuscrits le désignent comme « Jésus Barabbas », soit Jésus fils de Dieu [2] ; selon cette hypothèse, la foule aurait réclamé en vain la libération de Jésus, mais Marc, suivi par Matthieu et Luc, aurait transformé la scène à l’avantage de Pilate. Mais il faut alors noter qu’il préserve l’irresponsabilité de « la foule » en déclarant qu’elle a été manipulée par les « grands prêtres ». Dans un cas comme dans l’autre, la responsabilité de la mort de Jésus est imputée aux élites sacerdotales de Jérusalem.
L’analyse historico-critique des Évangiles est un domaine parfaitement légitime de la science historique, qui soumet ces textes aux mêmes tests que toute autre source historique, et qui bénéficie dans ce cas précis de l’avantage considérable d’avoir quatre versions interdépendantes (trois si l’on se contente des Évangiles dits « synoptiques ») ; cela permet de faire des hypothèses assez solides sur les couches rédactionnelles successives [3]. On ne peut donc raisonnablement rejeter en bloc tout questionnement sur la fiabilité historique des Évangiles. La question, ici, est de savoir si le récit évangélique est foncièrement mensonger, ou simplement schématique, s’il inverse la réalité ou l’exagère simplement. Y a-t-il des raisons objectives de mettre en doute la thèse évangélique du complot des élites judaïques ? Cela reviendrait à adopter la thèse des élites juives décrites dans l’Évangile, selon laquelle Jésus était bel et bien un séditieux antiromain, un prétendant à la royauté. Nous sommes bel et bien ici dans la situation de choisir entre deux thèses : une thèse complotiste et réputée antisémite défendue par les évangélistes (qui sont juifs, rappelons-le), et la thèse politiquement correcte s’en tenant à la responsabilité matérielle des Romains dans l’exécution par crucifixion.
D’un point de vue historique, le récit évangélique me semble parfaitement plausible dans ses grandes lignes. Rien, sinon le « politiquement correct », ne justifie de le récrire à l’envers. Il est d’autant plus crédible qu’il correspond à une situation qui se reproduisit souvent dans les deux premiers siècles de notre ère. Tertullien, Justin, Origène et Eusèbe affirment que les juifs incitent à la persécution des chrétiens et les dénoncent aux autorités sous des accusations calomnieuses, comme celle de manger des enfants égorgés dans des réunions nocturnes ; « les Juifs étaient derrière toutes les persécutions des chrétiens », affirme saint Justin (vers 116) [4]. Que Jésus ait été victime des mêmes méthodes est donc assez vraisemblable.
De plus, supposer que les évangélistes ont falsifié cette partie de l’histoire oblige à supposer qu’ils ont totalement dénaturé le sens du ministère de Jésus. Car jamais, selon le récit évangélique, Jésus ne s’en est pris aux Romains ou à l’autorité de Rome. Lorsque des pharisiens et des hérodiens le questionnent, avec l’intention de le piéger, sur ce qu’il pense de l’impôt exigé par Rome, Jésus répond en exhibant le portrait de l’empereur sur une pièce romaine : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12.17), ce qui est une façon claire de prendre ses distances par rapport aux mouvements de révolte contre l’autorité et la fiscalité romaines. Dans cette scène, ce sont bien les autorités juives qui complotent contre Jésus en cherchant un moyen de le dénoncer aux Romains. La scène est parfaitement crédible, et le caractère mémorable de l’esquive de Jésus évident.
Il convient de comparer cet épisode à un autre ayant également l’argent pour thème central : celui où Jésus renverse les étales des changeurs et marchands du Temple, les accusant de transformer le temple en « un repaire de brigands » (Mc 11.17). L’activité principale des changeurs consistait à changer les pièces de monnaie variées légalement en cours, en la seule monnaie autorisée pour acheter les animaux du sacrifice et s’acquitter de l’impôt religieux : le demi-shekel. Ce trafic financier fort lucratif relevait du commerce de l’argent au même titre que l’usure, et donnait lieu à de nombreux abus. Ainsi, la seule violence à laquelle Jésus s’est laissé emporter ne fut pas contre les Romains, mais contre les institutions du Temple ; non pas contre l’impôt à Rome, mais contre les pratiques financières des juifs. Et c’est encore « les grands prêtres et les scribes » qui, voyant cela, « cherchaient comment le faire périr ; car ils le craignaient, parce que tout le peuple était ravi de son enseignement » (Mc 11.17-18).
Pour contextualiser cet épisode, il faut savoir que les premières banques de dépôt furent les temples, car c’étaient des lieux sûrs bien gardés. Le contemporain de Jésus Philon d’Alexandrie, philosophe juif dont le frère Alexandre est directeur des douanes (alabarque) et banquier du roi de Judée Agrippa Ier, évoque un tel « dépôt au temple » dans son livre Contre Flaccus [5]. La vocation du Temple de Jérusalem à amasser les richesses est particulièrement marquée, et le Yahvé biblique a quelque chose de l’oncle Picsou lorsqu’il s’exclame, à travers le prophète Aggée (2.7-8) : « J’ébranlerai toutes les nations, alors afflueront les trésors des toutes les nations et j’emplirai de gloire ce Temple, dit Yahvé. À moi l’argent ! À moi l’or ! Oracle de Yahvé Sabaot (Yahvé des Armées) ! » Ou encore, en Josué 6, 19 : « Tout l’argent et tout l’or, tous les objets d’airain et de fer, seront consacrés à l’Éternel, et entreront dans le trésor de l’Éternel. » D’une certaine manière, c’est autant la Banque que le Temple que détruit symboliquement Jésus.
Son message est très souvent dirigé directement contre l’amour de l’argent qui gangrène la société juive de son temps : « Comme il sera difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Mc 10.23) ; « amassez-vous des trésors dans le ciel […] Car où est ton trésor, là sera aussi ton cœur » (Mt 6.20-21). Il est aussi dirigé contre le légalisme obsessionnel des pharisiens, qui bientôt donnera naissance au judaïsme rabbinique. La vision de Jésus du règne de Dieu parmi les hommes est à l’opposé, tant du règne de l’argent que du règne de la loi ; c’est le règne de l’Esprit descendu parmi les hommes, et accueilli par eux inconditionnellement. Ses disciples expliqueront plus tard que sa mort était nécessaire pour qu’il envoie l’Esprit saint (Paraclet), dès lors plus ou moins confondu avec le Christ ressuscité devenu « esprit vivifiant » (1Co 15.45). Mais il est peu probable que Jésus fît reposer cet espoir sur son propre sacrifice. L’Esprit saint est pour lui une réalité qui éclot dans le cœur des hommes pour se réaliser socialement, dans une convivialité qui brise les barrières érigées par la loi au nom de la pureté : « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme ; mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui souille l’homme » (Mt 15.11).
Rien n’exprime mieux la progressive maturation du Règne que les paraboles « organiques » de Jésus selon Marc, reconnues comme parmi les plus certainement authentiques des logia : « Le Règne des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et semé dans son champ. C’est bien la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande des plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux du ciel viennent s’abriter dans ses branches » (Mc 4.30-32). Il n’y a aucune place pour la lutte armée contre Rome dans ce programme.
L’ennemi numéro un du Christ est bien le judaïsme, dans ses composantes sacerdotale-financière, pharisienne-puritaine et zélote-antiromaine (dans l’ordre). Et tout concourt à confirmer que Jésus fut victime d’un complot des élites juives de Jérusalem, qui se sont arrangées, par des « faux témoignages » et des citations sorties de leurs contextes (Mt 26.59-61), pour faire éliminer par les Romains un pacifiste opposé à leur chauvinisme antiromain (et antisamaritain, voir Lu 10.29-37). En le dénonçant comme un ennemi de Rome, ces élites juives ont de surcroît voulu donner des gages de leur loyauté aux autorités romaines, avec une hypocrisie machiavélique. Mais en même temps, faire crucifier par les Romains un prophète aimé du peuple signifiait exacerber le sentiment antiromain que Jésus avait au contraire tenté d’apaiser. Dans leur arrogante confiance en Yahvé, ils attireront finalement sur eux la destruction que Jésus voyait venir. Deux siècles de critique historique biaisée ne pourront effacer cette vérité évangélique.