Nous avons passé une partie de la dernière soirée à essayer de comprendre ce qui se passait à Tripoli.
C’est très confus. L’impression d’ensemble est qu’il est impossible de construire un récit vraiment cohérent et plausible, si l’on se fie aux informations parcellaires dont nous disposons.
Deux faits semblent cependant acquis :
D’une part, les communiqués triomphalistes de l’OTAN relèvent largement de la propagande grise. En témoignent la réapparition de Saif Al Islam, prétendument fait prisonnier par le CNT, ou encore l’information selon laquelle Tripoli serait « libérée », alors qu’on assiste à une intensification des combats.
Impression générale : on dirait que la presse occidentale (qui relaie fidèlement le point de vue de l’OTAN) utilise des effets de zoom pour donner l’impression qu’une zone est sous-contrôle permanent, alors qu’en fait, seulement une partie de la zone a été mise sous contrôle provisoirement.
D’autre part, il y a une forme de résistance dans la ville. La victoire des rebelles est surtout une mise en scène ; en fait, le contrôle de Tripoli appartient principalement à des milices de quartier, dont l’affiliation politique est inconnue, si tant est d’ailleurs qu’elle existe.
A ce propos, le journal « Libération » de ce matin était éloquent, pour qui savait lire entre les lignes (un peu comme les soviétiques lisaient la Pravda entre les lignes, sous Brejnev). On y apprenait que des miliciens organisaient des check-points. A qui au juste obéissent ces miliciens ? L’article n’était pas clair.
Impression d’ensemble : à personne en particulier ; chaque quartier s’organise comme une tribu, et garde son territoire dans une pure optique de sécurité locale. Mode de fonctionnement typique d’une société encore appuyée sur le modèle tribal – toute grille de lecture « politique tranchée », à l’Occidentale, doit ici être écartée.
Il serait probablement erroné de rattacher cette forme de résistance locale automatiquement au « loyalisme » pro-Kadhafi. Mais il est tout aussi douteux qu’on puisse la rattacher au CNT. Il est probable au fond que les véritables enjeux sont tribaux, et qu’ils ne recouvrent qu’imparfaitement le dualisme rébellion/loyalisme qu’on nous propose comme unique grille de lecture.
Beaucoup de choses peuvent se passer en coulisse, dont nous ignorons tout.
Par exemple, simple question, pure spéculation : la Chine, en reconnaissant le « choix » du « peuple lybien », reconnaît-elle la victoire de l’OTAN, ou bien annonce-t-elle en filigrane qu’elle a déjà pris langue avec une tribu contre une autre, en vue de octroi des futures concessions pétrolières (un des principaux enjeux de la guerre pour les grandes puissances, évidemment) ? Auquel cas l’OTAN serait déjà en train de soutenir, sans le savoir, une partie de ses futurs adversaires.
Dans ce contexte chaotique, qui défie toute forme de description, toute espèce de classification méthodique, il semble que l’OTAN soit, à coup de bombardement et de caméras de télévision, en train de dérouler le premier Storytelling militaire à la fois totalement réel (les gens meurent, vraiment) et totalement virtuel (le sens de leur mort est complètement recréé, à partir d’un scénario écrit d’avance).
Si c’est bien de cela qu’il s’agit, nous avons affaire à quelque chose de tout à fait nouveau : la première invasion coloniale réglée comme une émission de téléréalité – la préemption sur le sens des combats décousus servant à définir le vainqueur aux yeux de tous, pour que celui-ci finisse par prendre le contrôle du terrain, tout le monde admettant qu’il est, précisément, le vainqueur. Il s’agit de bâtir un consensus des acteurs autour du sens pré-écrit, malgré la complète ambivalence des réalités superposées. La guerre de quatrième génération, la guerre du sens : appelez-ça comme vous voulez. En tout cas, tout est inversé dans le cycle de production du sens : le virtuel donne son sens au réel.
Toujours si cette analyse est juste, alors on peut dire que l’information est, dans cette guerre d’un nouveau genre, absolument cruciale. A la limite, elle est plus importante que la réalité militaire, sur le terrain.
Dans ces conditions, on peut remarquer que des menaces très sérieuses pèsent sur la vie de Thierry Meyssan et de ses compagnons, tout juste sortis semble-t-il de l’hôtel Rixos, avec la plupart des « journalistes » (barbouzes), occidentaux et autres, après un siège de cinq jours. Si Meyssan, Teil et compagnie ont vu des choses prouvant que l’information occidentale est une reconstruction complète du sens, s’ils ont en stock des munitions pour déconstruire le sens voulu par l’OTAN, alors leur liquidation physique peut effectivement devenir souhaitable pour l’état-major des forces « rebelles » et, surtout, pour ses alliés occidentaux. Un comité de soutien vient de se constituer afin d’alerter l’opinion publique et éviter le pire (http://www.mecanopolis.org/?p=24133). Leur assassinat ne ferait que confirmer le caractère fallacieux du discours officiel – s’ils n’avaient rien à dénoncer, pourquoi les tuer ?
Le problème, en attendant d’y voir plus clair, est que l’enchaînement des évènements est trop rapide pour que nous puissions analyser le flux d’information qu’on nous déverse, et trier bobards, demi-bobards, quarts-de-bobards. Il est clair que beaucoup de choses bizarres sont à relever dans ce flux d’information. Mais nous serions bien en peine, à ce stade, de prouver les manipulations. Nous pouvons tout au plus les subodorer.
Voici en tout cas le scénario que les voix dissidentes évoquent à ce stade. Il a le mérite de fournir un schéma explicatif crédible, même si, pour l’instant, il n’existe pas de preuve formelle de son exactitude.
Lundi :
Après les bombardements de la nuit avec intervention d’hélicoptères, l’OTAN déroule une véritable mise en scène, via Al Jazeera, en utilisant des décors de cinéma reproduisant la place verte, décors situés au Qatar. On montre une capitale « libérée ». Des cellules dormantes dans Tripoli même sont activées, avec pour mission de semer la panique. Des haut-parleurs placés dans Tripoli diffusent des bruits enregistrés d’échanges de tirs, faisant croire à une attaque d’ampleur de la part des rebelles. L’OTAN cherche, par cette formidable maskirovka, à provoquer le découragement, la démobilisation, voire la capitulation de l’adversaire.
L’Iran et la Chine ont-ils reconnus le CNT parce que dupes de cette mise en scène ? C’est une possibilité. Une autre possibilité serait que Téhéran n’est pas fâché de voir disparaître le régime lybien (pas vraiment le grand amour), et que Pékin a déjà pris ses dispositions (les Chinois se contrefichent de la révolution verte ; ils veulent le pétrole, exactement comme les occidentaux). En tout cas, la Russie n’a quant à elle pas reconnu le CNT, et Russia Today continue à décrire la situation comme « confuse ».
Saif Al Islam, réputé capturé, apparaît le soir en plein centre-ville, et dénonce le mensonge médiatique sur la situation à Tripoli.
Nuit du lundi au mardi :
Nouveaux bombardements. Profitant de la confusion sur le terrain, des troupes au sol de l’OTAN auraient débarqué (selon une source qui reste à confirmer), dont des légions étrangères françaises, afin de préparer le terrain aux rebelles.
Mardi :
Les rebelles venus de l’extérieur entrent dans la ville sans rencontrer beaucoup de résistance. Le réel vient donc à la rencontre du virtuel, le spectacle a précédé le fait.
L’histoire aurait dû se terminer là : portraits de Kadhafi arrachés, tirs en l’air et ambiance de fête.
Cependant la manoeuvre de démoralisation n’a apparemment pas aussi bien fonctionné que prévu, comme le laissait déjà présager l’intervention la veille au soir de Saif Al Islam. Les forces loyalistes, ou disons les forces de résistance, ont patiemment laissé passer l’orage, et contre-attaquent. Elles reprennent semble-t-il une bonne partie du terrain, au cours de la journée. Les images diffusées par les JT du soir ont pour l’essentiel été prises dans la matinée.
Les tribus réputées loyales à Kadhafi, ou disons pas en odeur de sainteté au CNT, feraient quant à elles venir des combattants à Tripoli par dizaines de milliers.
A la fin de la journée, 80% de Tripoli serait sous contrôle des pro-Kadhafi, ou des « résistants » au nom de telle ou telle lutte tribale (allez savoir).
Ce scénario dissident est-il le réel, ou bien est-ce juste un autre storytelling ? Un storytelling pro-Kadhafi , en somme ? Impossible de répondre à cette question. Tout ce qu’on peut dire, c’est que les photos de la place verte, comparées avec les images dit-on tournées au Qatar, laissent songeur (voir ci-dessus).
Tout cela se passe dans une incohérence complète, y compris au niveau de l’ambiance générale. Les témoignages sur les évènements oscillent entre le tragique et le comique, sans parvenir à constituer un tragicomique – plutôt la superposition chaotique de deux réalités. Les rebelles libyens sont apparemment assez bras cassés et désorganisés, mais néanmoins bien armés. Ils font penser à des enfants avec de gros jouets, surtout intéressés par le pillage. Impression générale : n’importe quoi de chez n’importe quoi, un genre de super-émeute de banlieue avec des kalashs et des hélicos tirant des roquettes. Surréaliste.
Au 20h d’hier soir sur France 2, voici comment la chose a été textuellement présentée : « Cet après-midi a eu lieu une avancée significative, spectaculaire des rebelles qui seraient en train de reprendre le contrôle de Tripoli ». C’est très probablement faux, mais surtout, cela contraste sérieusement avec le ton triomphaliste de la veille (« L’histoire en marche », etc.). On utilise même le conditionnel ; nous n’étions plus habitués à tant de « pincettes » !
En fait, l’impression d’ensemble est que les médias occidentaux commencent à craindre que leur storytelling ne s’effondre, alors ils cherchent des positions de repli, préparent des scénarios crédibles pour expliquer l’inexplicable. Ce n’est plus de l’information, c’est de la fiction réécrite pour entretenir le public dans une paraphrénie crédible.
Le résultat finit par être légèrement grotesque. Dans ce même journal, on se demandera carrément si Kadhafi n’a pas dormi dans son QG, pourtant réputé avoir été pris par les rebelles la veille. Les journalistes occidentaux risquent d’avoir beaucoup de mal à conserver un minimum de cohérence, si, par malheur pour eux, le CNT devait perdre Tripoli (face à Kadhafi, ou suite à des affrontements tribaux).
Dans un tel scénario, pour l’instant impossible à anticiper, mais également impossible à écarter complètement, les Occidentaux auront du mal à éviter le ridicule. Si un tel cas de figure devait se produire, ils chercheraient probablement tous les prétextes possibles et imaginables pour justifier une intervention des troupes au sol.
Attention donc à une nouvelle histoire montée de toutes pièces, une agression sous faux drapeau. Sur des journalistes, par exemple…
Comme on disait au temps lointain où la fiction et la réalité étaient deux choses distinctes :
« Votre feuilleton continue, la suite au prochain épisode ! »
Sources principales :
Qatari Hollywood And The Mercenary Invasion of Tripoli : http://pakistancyberforce.blogspot....
Battle for Libya : news 23. August 2011 : http://www.uruknet.info/?p=m80736&a...