La réalisatrice du documentaire « Ce qu’ils savaient. Les Alliés face à la Shoah » explique le silence de Churchill, Staline, Roosevelt et de Gaulle.
Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain
Comment avez-vous eu l’idée du documentaire « Ce qu’ils savaient. Les Alliés face à la Shoah » ?
Ma productrice, Fabienne Servan-Schreiber, voulait réaliser un film sur la Shoah, les Alliés et la Résistance. Je venais de travailler avec elle pour un documentaire sur les survivants de la Shoah dont le thème était : « Comment sortir d’Auschwitz, comment vivre après ? » Je me suis proposée, mais le travail semblait immense. Un ami historien spécialiste de la question nazie, Christian Ingrao, m’a prévenue que j’allais me noyer. Puis j’ai eu l’idée de traiter le sujet en me concentrant sur les quatre grands de l’époque : Churchill, Staline, Roosevelt, de Gaulle. Là, mon ami Ingrao m’a encouragée. J’ai convaincu ma productrice, même si certains me disaient : mais ce sont eux qui nous ont sauvés pendant la guerre, tu ne vas quand même pas les attaquer. L’historien Henry Rousso, qui est devenu mon conseiller sur le film, m’a également mise en garde : il était difficile de ne pas avoir a posteriori une position moralisatrice. Je me suis donc efforcée de comprendre sans juger.
Quels sont les éléments nouveaux que vous apportez ?
J’ai pioché à droite et à gauche dans beaucoup de livres, en m’apercevant qu’aucune synthèse n’avait jamais été entreprise sur l’indifférence, l’absence de réaction des Alliés sur la Shoah pendant la guerre. Prenons un exemple : dans l’ouvrage de Walter Laqueur, Le terrifiant secret, je suis tombée sur les papiers chiffrés que Churchill reçut dès l’automne 1941 sur les massacres commis par les Einsatzgruppen, en URSS. En tant que documentariste, il me restait à chercher la preuve par l’image de ces papiers, que j’ai trouvée dans les archives nationales anglaises.
Qu’est-ce qui vous a le plus étonnée lors de vos recherches ?
Le poids des administrations, qui bloquent l’action des Juifs désireux d’attirer l’attention des chefs d’État. C’est le cas en Angleterre avec le Foreign Office, aux États-Unis avec le département d’État et les services de l’immigration américaine. Ils font ce qu’ils veulent. J’ai découvert le rôle très négatif joué par Anthony Eden, le ministre anglais des Affaires étrangères, qui verrouille la Palestine, censure son homologue polonais qui pousse un cri d’alarme à la BBC, empêche Jan Karski de rencontrer Churchill. Le cynisme de Staline, qui manipule les Juifs russes, est aussi sidérant : j’étais très fière de retrouver l’appel en yiddish – langue interdite en URSS – lancé par les intellectuels juifs russes.
Pourtant, fin 1942, les Alliés montent au créneau et déplorent l’extermination des Juifs...
C’est la seule fois. Les informations étaient sorties dans la presse, qui faisait pression, ainsi que le Congrès juif mondial. Début 1942, ils avaient évoqué des poursuites pour crimes de guerre, mais ils n’avaient pas évoqué le cas des Juifs persécutés. Et lors de la conférence des Bermudes, le 19 avril 1943, jour du début de l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui doit traiter de la question des réfugiés de guerre, rien n’est décidé.
Pourquoi ?
La préoccupation principale est de gagner la guerre. N’oublions pas que le monde d’avant-guerre est un monde antisémite. On aurait démobilisé les populations si on avait clamé qu’on faisait la guerre pour stopper le génocide juif. Cela aurait donné d’ailleurs du grain à moudre à la propagande allemande qui martelait que les Alliés faisaient la guerre pour sauver les Juifs. Il faut aussi rappeler que les Juifs d’Europe de l’Est étaient considérés comme des moins que rien. De Gaulle établit cette hiérarchie entre les Juifs de l’Est et les Juifs français, dont il est persuadé qu’il ne leur arrivera rien. Morgenthau, le secrétaire d’État au Trésor de Roosevelt, est un Juif qui se soucie assez peu des Juifs de l’Est. Quand la Suède négocie le passage en pays neutre de quatre mille enfants juifs, elle spécifie « préférer éviter les enfants juifs d’origine polonaise ». Il y a donc une hiérarchie très forte.
Un homme est écartelé, c’est Stephen Wise, le représentant américain du Congrès juif mondial...
En août 1942, il reçoit le télégramme Riegner, qui évoque la solution finale. Mais Morgenthau l’incite au silence et pendant trois mois, Wise va se taire, ce qui lui sera reproché très fortement après la guerre. À l’époque déjà, il met toutes ses forces dans l’idée de la création d’un État d’Israël après-guerre, et il estime qu’il ne faut pas harceler l’administration des États-Unis. La culpabilité américaine sera un des ressorts essentiels qui expliquent, par compensation, la création d’Israël.
« Ce qu’ils savaient. Les Alliés face à la Shoah », France 3, le lundi 29 octobre à 23 h 10