« Comprendre les Lumières » : la conférence de l’historienne Marion Sigaut, invitée en compagnie d’Alain Soral par le cercle Égalité et Réconciliation de Loire-Atlantique, a fait le plein samedi à Nantes.
La grande salle de la Manufacture des tabacs était comble, samedi après-midi, avec une assistance de plus de 200 personnes, au point que les organisateurs durent refuser l’entrée à d’autres participants faute de place. Ce public, majoritairement jeune, se montra très attentif à l’exposé très érudit de l’historienne Marion Sigaut.
À partir de son expérience personnelle en Palestine, celle-ci a consacré plusieurs livres à ce sujet : Le Petit Coco, Les Deux Cœurs du monde, Du Kibboutz à l’intifada, Russes errants sans terre promise, Libres Femmes en Palestine. Pour celui consacré à Mansour Kardosh, un juste à Nazareth, elle a reçu le 26e prix « Palestine–Mahmoud Hamchari ». En 1999, à la demande du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), elle écrit un ouvrage sur les oubliés de l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud.
En 2001, Marion Sigaut reprend ses études d’histoire et s’engage dans un troisième cycle. C’est le début de ses recherches sur l’évolution de la monarchie au XVIIIème siècle et sur le rôle des Lumières. Un travail qui va se concrétiser par la publication de La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général sur le sort enfants abandonnés et les conflits d’intérêt en ce domaine au XVIIIème siècle, puis de Mourir à l’ombre des Lumières, l’énigme Damiens sur la tentative d’assassinat de Louis XV, enfin Le Mystère du tableau de David sur les secrets du meurtre de Lepelletier de Saint-Fargeau.
Lors de son intervention, samedi après-midi, l’historienne a brillamment démontré comment – contrairement à la doxa officielle de l’enseignement français – Louis XV, sous l’influence entre autres de sa maîtresse, la marquise de Pompadour, va favoriser le développement de la philosophie des Lumières dans le royaume de France et adopter certaines de leurs idées, ruinant ainsi les fondements de la monarchie et perdant l’attachement du peuple.
Pour elle, la période cruciale est celle du traité de Paris de 1763, qui consacra la défaite extérieure de la France à l’issue de la guerre de Sept Ans contre la coalition conduite par les Anglais. Cela se traduisit par la perte du premier empire français dont le Canada – « quelques arpents de neige » selon Voltaire, la coqueluche des salons et des rois – la Louisiane, les îles du sucre, les Indes. Le royaume était lourdement endetté et, donc, sous la coupe des prêteurs – les banquiers de l’époque. Mais, dans le même temps, la France était en train de subir une défaite intérieure du fait du monopole des idées pour les philosophes des Lumières qui, en 1762, ont obtenu l’expulsion du royaume des Jésuites, leurs principaux opposants intellectuels.
Prenant l’exemple du commerce des grains, elle démontre comment le docteur Quesnay, fondateur de la doctrine physiocrate, soutenu par Mme de Pompadour, va obtenir l’inversion totale des règles régissant leur distribution. Le docteur Quesnay est l’auteur des articles « Fermier » et « Grain » de l’Encyclopédie qui, sous la direction de Diderot, prétend faire l’état exhaustif des connaissances de cette époque. Cet ouvrage est au cœur du mouvement des Lumières. Il prétend remplacer la superstition par la science et préconise, pour régler tous les problèmes du royaume, de libéraliser le commerce et la société.
C’est ainsi que l’esprit qui commandait la distribution des grains dans toute la France va être détruit. En effet, conformément aux divers règlements traditionnels en vigueur dont le « traité de police » de 1709, les grains sont considérés non comme un produit ordinaire mais comme une subsistance indispensable au peuple. Le roi doit en assurer la distribution dans toute la France au « juste prix » fixé par la « taxation ». Il s’agit d’un véritable service public, très contrôlé par la police dont c’est la mission première. Les intervenants du fermier producteur en passant par le meunier et le commerçant en grains doivent en respecter les dispositions. Or les physiocrates et les philosophes des Lumières considèrent que cette réglementation est la source des problèmes. Ils préconisent donc la libéralisation intégrale en confiant la distribution à des négociants, dont Voltaire fait l’éloge. Cette thèse est développée par un certain Herbert en 1753 dans son Essai sur la police des grains qui dénonce le monopole comme un préjugé.
Louis XV finira par céder et, par son décret de mai 1763, il instituera le marché national du grain qui supprime les péages et contrôles ainsi que la fixation du juste prix. Cette liberté du commerce des grains est étendue à toute l’Europe par un décret de juillet 1764. À partir de là, la spéculation sur le grain va exploser. En cinq ans, le prix du grain à Paris va doubler. En 1768, il faut 24 sous à une famille pour acheter ce qui lui est nécessaire pour se nourrir mais son revenu n’est que de 15 sous. Alors, dans tout le royaume, les émeutes vont se multiplier. Le peuple, souvent soutenu par la police, va se révolter contre ces hausses. Mais il faudra attendre 1770 pour que le roi revienne à la police des grains contre l’avis des tenants des Lumières, en particulier Turgot et Condorcet. Ceux-ci considèrent que le peuple, gorgé de préjugés, doit être converti au « progrès », qu’il doit savoir que ces lois de libéralisation sont perpétuelles et irrévocables.
Mais pour le roi, le mal est fait. Dans l’ancien système, le peuple l’accusait d’avoir été imprévoyant lors des disettes nées des mauvaises récoltes. Maintenant, il est considéré comme un spéculateur malveillant « qui s’enrichit sur le dos du peuple pour payer les frasques de ses maîtresses et de la cour ». Après les scandales du trafic des enfants abandonnés, avant la suppression de la protection des travailleurs par les corporations, c’est une étape décisive vers la Révolution.
Alain Soral conclura en soulignant le parfum d’actualité de cette situation. L’adhésion du roi au libéralisme bourgeois évoque celle de l’oligarchie actuelle devenue libérale-libertaire. La suffisance et le mépris manifestés à l’égard du peuple par Voltaire et les philosophes se retrouvent aujourd’hui chez les « intellectuels » contemporains comme Bernard-Henri Lévy ou Jacques Attali. Cette Europe des Lumières annonce étrangement celle de Bruxelles, qui s’enferme dans ses dogmes malgré l’échec patent de sa politique passée.