À Vienne, le palais Clam-Gallas, le plus bel institut culturel français à l’étranger, a été cédé au Qatar sans le moindre appel d’offres. Récit.
L’immense façade, pâle et flanquée de deux imposants pilastres, se dresse, incongrue, majestueuse, derrière les grilles du numéro 30 de la Währinger Strasse à Vienne. Le drapeau français claque encore, malmené par le vent. En bordure du parc, le restaurant est fermé, et les propriétaires, en conflit avec l’ambassade de France, ont affiché le dessin d’un village gaulois connu qui résiste, encore et toujours, à « l’envahisseur ». Au premier étage du palais, l’assistante du directeur de l’Institut culturel français, confuse, n’a plus aucun siège à offrir : les chaises ont été emportées. Le reste du mobilier, innombrable, quittera bientôt les lieux. Une partie rejoindra les réserves du mobilier national, l’autre est attendue au palais Farnèse, à Rome. On a embauché quelqu’un, six mois de travail à temps plein, pour trier les archives. Et on élague de milliers de livres l’imposante médiathèque. Dans six mois, il faudra bien avoir plié bagage : le Qatar prendra possession des lieux.
Le 11 novembre 2015, le petit État du Golfe devenait en effet propriétaire de ce palais situé en plein cœur de Vienne que la famille Clam-Gallas, des Autrichiens esthètes, mécènes et francophiles, vendit à la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Près de 3 000 mètres carrés de bâtiment et de dépendances, 5 hectares d’un terrain planté d’essences rares, le plus grand parc privé de Vienne et l’un des plus beaux instituts culturels français à l’étranger. Le Qatar va désormais en faire son ambassade vitrine en Europe centrale. Et c’est peu dire que les Autrichiens francophiles et la communauté française de Vienne ont le spleen. Avant l’annonce officielle de la cession, depuis que les rumeurs de vente au Qatar courent la capitale, des articles vilipendant une France se « prostituant » aux pays du Golfe sont parus dans la presse autrichienne, une pétition de protestation a réuni plus de 7 000 signatures, le cinéaste Michael Haneke a écrit à François Hollande et deux descendantes de la famille Clam-Gallas, dans des « lettres ouvertes à la France » se sont émues de cette trahison de l’esprit des lieux… Aucune de ces missives n’a reçu de réponse. Le précédent ambassadeur, Stéphane Gompertz, avait fait connaître son opposition au projet de cession. Il se murmure que son rappel à Paris, avant la vente, n’est pas tout à fait étranger à ces réticences.
Splendeur et décrépitude
Bientôt en possession des Qataris, les terrains du palais sont en fait partagés avec le prestigieux lycée français de Vienne, l’un des meilleurs établissements que la France possède à l’étranger et qui compte aujourd’hui deux tiers d’élèves autrichiens. Les gamins font du sport dans le parc, des examens sont parfois passés dans les vieilles salles du Clam, et d’innombrables parents et grands-parents d’élèves ont le souvenir des classes qui se tenaient, avant la construction du lycée dans les années 60, dans le palais lui-même.
Au lendemain de la guerre, d’abord réquisitionné par les Russes, puis utilisé par les Américains, le Clam-Gallas, en zone d’occupation française, est vendu à la France, transformé en école, et accueille, entre autres élèves, les enfants des rares familles juives survivantes qui, regagnant Vienne, craignent de réintégrer les écoles autrichiennes. C’est ce genre de liens qui unit les francophiles à la vieille demeure qui domine, amicale, la grande cour du lycée. Personne ne comprend aujourd’hui comment va se faire le partage des lieux avec le nouveau voisin, la vente est sur toutes les lèvres et des rumeurs plus ou moins folles circulent : on parle du récent contrat de Mirage auquel le palais aurait servi de cadeau bonus, ou de l’influence supposée de Thomas Fabius sur cette vente à laquelle son père, malgré les innombrables oppositions, semblait tenir mordicus.
L’intendant du palais, dans les murs depuis trente ans, ignore encore quel sort lui réserve le nouveau propriétaire. C’est lui qui, un imposant trousseau de clés à la ceinture, ouvre et referme les lourdes portes et précède en trottinant la haute silhouette d’Éric Amblard, directeur de l’institut depuis un an. Dehors, on a tendu un bandeau de sécurité pour condamner une partie du jardin. Les enveloppes budgétaires fondent : cette année, on n’a pas eu les moyens d’élaguer et, il y a peu, une branche s’est dangereusement écrasée au sol. Des tas de feuilles se forment et se déforment au vent ; chaque automne, leur ramassage coûte 3 000 euros. Amblard traverse les vastes salles dans de rapides enjambées, heureux, lui, de quitter pour des locaux plus modestes ce lieu de conte de fées, sa splendeur et sa décrépitude : tout, ici, est démesuré, les factures de chauffage s’élèvent à 1 000 euros par mois, il y a 700 ampoules électriques à changer, trop de pièces pour les femmes de ménage… Partout, les murs sont infiltrés d’eau, les peintures s’effritent, le très beau parquet est noirci, honteusement saccagé. « Nous n’avons pas vocation à être des conservateurs de musée, s’agace Amblard. Cet endroit est grandiose, mais très abîmé et surtout disproportionné pour l’usage que nous en faisons. À Vienne, où l’offre culturelle est déjà si importante, entretenir un bâtiment pareil n’a aucun sens ».
Argument que réfute Dominique Meyer, le directeur français du glorieux Opéra de Vienne : « Les Autrichiens sont très sensibles aux lieux : le palais, sa beauté, exerçait un vrai pouvoir d’attraction. Et, s’il est aujourd’hui si abîmé, n’est-ce pas son propriétaire, en l’occurrence l’État français, qui est à blâmer ? » En effet, le scénario en matière patrimoniale, à l’étranger comme d’ailleurs dans l’Hexagone, est désormais classique. « La France n’entretient plus rien », regrette le député PS des Français à l’étranger Pierre-Yves Le Borgn, qui s’est, comme beaucoup d’autres, opposé à la vente. Puis, une fois qu’elle a laissé dépérir ses biens, leur état déplorable devient un argument de vente. »